Mercredi dernier, Téhéran a accueilli une rencontre peu commune pour un pays chiite : les premières discussions significatives entre les représentants des talibans et du gouvernement afghan depuis des mois, alors même que les Etats-Unis accélèrent le retrait de leurs troupes du pays. Sous le patronage du ministre des affaires étrangères Mohammad Javad Zarif, la rencontre avait pour but, selon le porte-parole des talibans, « d’échanger sur les problématiques communes » concernant l’avenir du pays et d’essayer de trouver une piste de résolution par la voie diplomatique.
L’évènement est exceptionnel à plus d’un titre. On peut déjà s’étonner que les talibans, adeptes de l’école de pensée deobandi, et de ce fait conspuant le chiisme, aient accepté de se rendre en Iran. On peut s’étonner que les Américains laissent, finalement, les clés du conflit afghan, central dans la région, entre les mains de la République islamique, alors que le bras de fer entre les deux pays autour de l’accord nucléaire est encore loin d’être résolu.
Pragmatiques, les Iraniens ne peuvent que constater l’échec américain, après vingt ans d’une « guerre sans fin », 775 000 soldats déployés et des investissements colossaux de l’ordre de 1000 milliards de dollars, selon les « Afghanistan Papers » révélés fin 2019 par le Washington Post. Lancé en 2001 en réponse aux attentats du 11 septembre, ce conflit rapidement jugé « ingagnable » et sans objectif précis, s’est néanmoins maintenu dans le temps par la volonté des administrations américaines successives, qu’elles soient républicaines ou démocrates, toutes s’efforçant de déguiser les échecs en succès pour une simple question de prestige international.
Malgré l’intervention occidentale, les talibans, certes chassés du pouvoir dès 2001, n’ont jamais totalement perdu leur influence en Afghanistan, et à la faveur du retrait américain ont déjà reconquis près de 85% du pays, menaçant aujourd’hui de s’attaquer à ses principales villes. L’avancée territoriale du mouvement islamiste semble inexorable et pose déjà de graves difficultés au gouvernement afghan. Il y a quatre jours, près de mille soldats gouvernementaux se sont ainsi réfugiés au Tadjikistan, faute de vivres et de munitions suffisantes lors d’affrontements avec les talibans.
Vingt ans après le début de la guerre, le monde géopolitique a changé, et l’administration Biden en prend acte. Le président américain l’a très clairement redit jeudi lors d’une conférence de presse à la Maison-Blanche : les Etats-Unis ne sont plus prêts à assumer les coûts humains et financiers d’un engagement en Afghanistan face à l’évolution de leurs priorités stratégiques. Sans la nommer, Joe Biden pense naturellement à l’urgence, pour Washington, de contenir la Chine. Les Américains retireront donc définitivement leurs troupes d’Afghanistan le 31 août prochain, laissant désormais aux Afghans le soin de gérer leur pays et leur avenir.
Paradoxalement, le retrait américain donne certes les clés du pays aux talibans, mais aussi indirectement à l’Iran. Ravis de voir les Américains quitter enfin leur frontière orientale, les Iraniens vont de fait s’imposer comme la seule puissance locale à même de pouvoir les remplacer et obtenir une résolution du conflit, objectif nécessaire à l’équilibre régional. Ils disposent en effet de nombreux atouts qui faisaient défaut aux Etats-Unis, à commencer par leur relation « diplomatique » établie de longue date avec le mouvement islamiste. Adeptes comme on le sait de la real politik, les Iraniens ont su mettre les divergences religieuses de côté et n’ont jamais rechigné à conserver le dialogue avec les talibans, dont ils ne pouvaient ignorer l’influence. Les perspectives stratégiques de cette médiation entre le pouvoir central afghan et les talibans sont de surcroit importantes pour Téhéran, puisqu’elle lui permettra d’étendre son influence sur le Pakistan, l’Inde, et toute l’Asie centrale. Sur le plan ethnique, l’Iran est également loin d’être une puissance étrangère en Afghanistan : la communauté chiite des Hazaras, les Tadjiks persanophones (l’ethnie du commandant Ahmed Chah Massoud, assassiné deux jours avant les attentats du 11 septembre) et même les Pachtounes entretiennent de longue date des liens de proximité culturels et religieux avec les Iraniens.
Ce retour majeur de l’Iran dans la géopolitique asiatique va nécessairement obliger les Etats-Unis à réviser leur stratégie vis-à-vis de la République islamique. D’emblée, ceux-ci ont accueilli la nouvelle de ces négociations irano-afghanes avec circonspection, se bornant à souligner que « les voisins de l’Afghanistan doivent jouer un rôle constructif pour promouvoir la paix ». En vérité, Washington commence à mesurer l’importance que Téhéran va gagner à la faveur du vide stratégique laissé par les Américains dans la région, qui permettra aux puissances locales de se réapproprier un espace géopolitique majeur entre l’Asie centrale, l’Inde et la Chine.
En vertu de ce repositionnement au cœur du conflit afghan, mais aussi du Lion-Dragon Deal et de ses liens économiques et énergétiques avec la Chine, l’Iran va de fait redevenir un interlocuteur incontournable pour les Américains, s’ils veulent à la fois pacifier la région et renforcer leur stratégie de containment de la puissance chinoise. Fort capables de se montrer pragmatiques par nécessité, les Etats-Unis ont ainsi tout intérêt à favoriser des négociations fructueuses avec les Iraniens sur le nouvel accord nucléaire qui, à n’en pas douter, finira par voir le jour. Lui seul offrira une garantie d’entente entre les deux pays, permettant aux Etats-Unis, malgré leur retrait territorial de la région, de conserver tout de même une influence en Asie centrale. Toutes choses égales par ailleurs, les Etats-Unis ne peuvent, se désintéresser de l’Afghanistan, ne serait-ce que du fait de réserves importantes dont ce pays dispose en terres rares.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 11/07/2021.