Par ses forces armées et la multiplication de ses alliances locales, la Chine semble dominer l’Asie militairement. Elle a pourtant toutes les raisons de craindre la stratégie d’endiguement de sa puissance patiemment élaborée par les Etats-Unis. Car malgré son colossal budget militaire, en constante augmentation depuis plusieurs années, Pékin dispose en effet de deux points faibles. L’un a trait d’abord à sa géographie, puisque sa marine se trouve cernée par des alliés ou partenaires des Américains – le Japon, les Philippines, ou la Corée du Sud, qui a aussi accès à son territoire par voie terrestre. Ses adversaires ont donc l’avantage d’une approche maritime en eaux profondes, et peuvent de surcroit profiter du retard considérable de la Chine en matière de détection et de destruction des cibles mobiles sous-marines, son second point faible. Si, comme l’a souligné l’ancienne sous-secrétaire américaine à la Défense Michèle Flournoy, le meilleur moyen de dissuader la Chine d’envahir Taïwan est d’avoir la capacité de couler la marine chinoise en 72 heures, alors l’administration Biden pourrait changer radicalement l’équilibre des puissances dans le Pacifique en dotant effectivement l’Australie d’une force nucléaire.
Reconfiguration des équilibres dans le Pacifique
Canberra, qui tout au long du siècle dernier a accompagné les Etats-Unis dans deux guerres mondiales et tous leurs conflits depuis la guerre de Corée (1950-1953) jusqu’à l’invasion de l’Afghanistan en 2001, confirmerait certainement son soutien en cas de guerre avec la Chine. Equipée d’une technologie de pointe, elle renforcerait non seulement la stabilité de son partenariat défensif avec Washington et ses capacités de dissuasion, mais aussi l’efficacité de ses patrouilles sur de plus vastes zones de l’océan Pacifique, devenant un pilier stratégique majeur pour les Américains dans la région.
Les contreparties sont néanmoins multiples. En premier lieu, l’équipement de sous-marins à propulsion nucléaire demandera nécessairement du temps (au moins une décennie) et de l’argent avant d’être opérationnel. En second lieu, il n’est pas certain que les autres puissances asiatiques se rallieront de bon gré aux Etats-Unis en cas de militarisation à outrance du Pacifique. Pékin, d’ordinaire relativement indifférente aux risques régionaux en matière de sécurité tant que ceux-ci ne la menacent pas directement, avait à dessein reproché aux Etats-Unis d’aggraver la course aux armements.
C’est pourtant bien, entre autres, la volonté chinoise d’annexer Taïwan qui inquiète et justifie l’activisme militaire des Américains, confirmant leur volonté d’entrer en guerre si Pékin passait à l’acte, en entraînant tous leurs alliés du Pacifique dans le conflit. Les multiples contentieux territoriaux de la Chine avec ses voisins en mer de Chine orientale – celui par exemple des îles Senkaku avec le Japon – qu’elle prétend résoudre par la force si nécessaire, s’y ajoutent de longue date. Les critiques de la Chine envers l’AUKUS et le risque de prolifération nucléaire témoignent donc avant tout de sa fébrilité face l’opposition frontale qui se forme contre elle dans la zone Indo-Pacifique.
Exclure la France, une erreur stratégique
En créant l’AUKUS et en rompant le contrat qui liait l’Australie à la France, les Etats-Unis ont délibérément choisi de froisser un de leurs principaux alliés au sein de l’OTAN, dont le poids démographique et militaire dans le Pacifique n’en fait pourtant pas un figurant dans la région. Précisément, le contrat de vente des sous-marins français à l’Australie visait à renforcer la présence européenne sur ce théâtre d’opérations aux côtés des Américains. Pourtant, ce soutien ne semblait pas peser lourd à leurs yeux pour constituer leur ligne de front anti-chinoise.
Avec ce « coup de poignard dans le dos » de la France, les Etats-Unis ont tout de même pris un risque. Outre qu’ils ont suscité la pire crise diplomatique entre les deux vieux alliés depuis la décision du Général de Gaulle de quitter le commandement intégré de l’OTAN en 1966, les Américains ont renforcé la méfiance historique des Européens à leur égard sur les questions de défense, et les ont encouragés à gagner en indépendance. Alors que ceux-ci étaient déjà réticents à s’engager dans la guerre sino-américaine sur tous les sujets commerciaux au nom de leurs propres intérêts, il sera aujourd’hui encore plus difficile pour les Américains d’obtenir leur soutien diplomatique et militaire face à la Chine. Mais peut-être estiment-ils ne pas avoir tant besoin de la France, ni des Européens, pour agir dans le Pacifique, malgré leurs efforts pour apaiser les tensions avec Paris ? L’avenir dira rapidement si leur calcul à long terme aura été payant.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 17/10/2021.