En août 2019, le projet “1619” a été lancé par le magazine ‘The New York Times’. Ce projet consiste en une collection d’articles ayant pour thèse principale que l’esclavage des Afro-Américains était “l’une des principales raisons pour lesquelles les colons ont combattu la révolution américaine”. Le fait que ce projet soit dirigé par Nikole Hannah-Jones, une journaliste du magazine qui milite ouvertement pour la théorie critique de la race, n’est pas anodin.
“Le projet 1619 réduit indéniablement l’Occident à l’esclavage des Noirs par les Blancs et ajoute que l’esclavage est le fondement de la société américaine”
En effet, le projet 1619 réduit indéniablement l’Occident à l’esclavage des Noirs par les Blancs et ajoute que l’esclavage est le fondement de la société américaine. Après que des historiens américains ont été vent debout pour dénoncer le caractère révisionniste et négationniste de ce projet qui a rapidement fait un tollé, le ‘New York Times’ a opéré une légère modification en parlant alors de “certains colons”. En plus de dénaturer l’essence même du projet, cette action révèle également la fragilité idéologique de son argumentation.
Les Slaves à l’origine du mot “esclave”
La communauté des historiens s’est unie contre ce projet en raison des nombreux éléments historiques détruisant aisément la thèse portée par ce projet. En effet, dans l’Antiquité par exemple, l’esclavage conférait en réalité un meilleur sort que la mort qui attendait normalement les vaincus des conflits. Le développement progressif de la République de Venise (697-1797 après J.-C.), ancienne thalassocratie d’Italie autour de la cité de Venise, a été rendu possible notamment par l’annexion de territoires en Italie du Nord et par le commerce d’esclaves. En effet, il est historiquement reconnu que les Vénitiens et les Génois avait pour spécialité le transit de cargaisons d’esclaves slaves blancs en provenance d’Europe du Nord et de l’Est (Serbes, Bulgares, Roumains, Moldaves, Biélorusses, Ukrainiens et Russes d’aujourd’hui), chrétiens orthodoxes, vers Constantinople et l’Afrique du Nord.
“Il est historiquement reconnu que les Vénitiens et les Génois avait pour spécialité le transit de cargaisons d’esclaves slaves blancs en provenance d’Europe du Nord et de l’Est, chrétiens orthodoxes, vers Constantinople et l’Afrique du Nord”
Ces Slaves étaient traités comme des marchandises car ils étaient considérés à l’époque comme hérétiques et dépourvus d’âme. Le sens du mot esclave, issu du latin médiéval “sclavus”, qui signifiait “slave” au VIIe siècle, ne s’est d’ailleurs transformé en “esclave” qu’au Xe siècle. Les Slaves réduits à l’état d’esclaves et convertis à l’islam composaient notamment les Janissaires de l’Empire ottoman, ordre militaire très puissant constituant l’élite de l’infanterie de l’armée ottomane à l’apogée de ce dernier.
Par ailleurs, sur les territoires qui correspondent à l’Inde, le Pakistan, le Bangladesh et l’Afghanistan actuels, les conquérants islamiques ont imposé l’esclavage dès le VIIIe siècle et l’ont pratiqué à grande échelle.
La naissance tardive des abolitionnistes
Cependant, les anciennes puissances ottomanes et arabes n’étaient pas les seules à fonder leur empire sur le commerce d’esclaves puisqu’à l’autre bout du monde, en Chine, l’esclavage existe au moins depuis la dynastie Shang (1570 à 1045 av. J.-C.), surnommée “société des esclaves” et a perduré officiellement jusqu’à la dynastie Qing (1644-1912). La naissance de la civilisation chinoise a ainsi été indissociable de l’esclavage de vastes populations.
“En Chine, l’esclavage existe au moins depuis la dynastie Shang (1570 à 1045 av. J.-C.), surnommée “société des esclaves” et a perduré officiellement jusqu’à la dynastie Qing (1644-1912)”
Il existe ainsi une partie de l’histoire où les Asiatiques, les Byzantins et les Européens, profitant de la faiblesse des marines de certains de leurs ennemis, ont réduit en esclavage de vastes populations.
Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, le mouvement de l’abolitionnisme se développe, notamment sous influence chrétienne, au sein des dissidents de l’Église anglicane surnommés “quakers”, appartenant au mouvement religieux de la Société religieuse des Amis, et des méthodistes qui considèrent, contre l’avis de la majorité, que l’esclavage est une abomination. Cette opinion finira par atteindre les hautes sphères de l’Empire britannique et l’abandon de la traite négrière sera décrété en 1807, suivi de l’abolition de l’esclavage en 1833.
En Chine et en Arabie saoudite, les esclaves d’aujourd’hui
De nos jours encore, l’esclavage subsiste malgré l’évolution des droits humains et la sophistication des sociétés à travers le monde. En effet, les grandes entreprises américaines et européennes continuent d’investir en Chine malgré le scandale lié aux Ouïghours, traités comme des esclaves depuis des années, preuves à l’appui, et continuent de réaliser des transactions commerciales avec l’Arabie saoudite qui soumet les Philippins, Indiens et Pakistanais sur leur sol à un esclavage moderne (confiscation des passeports, parcage dans des bâtiments insalubres, privation de soins, torture).
“L’esclavage n’est pas forcément un choix moral mais souvent un choix financier. L’esclavage était et est toujours cyniquement mercantile”
Ainsi, l’esclavage n’est pas forcément un choix moral mais souvent un choix financier. L’esclavage était et est toujours cyniquement mercantile. Il apparaît évident à la lumière de l’histoire que l’esclavage est l’un des rares traits communs à toute civilisation et fait partie intégrante des composantes de l’histoire de l’humanité. Ainsi donc, la pratique de l’esclavage n’est l’apanage d’aucun groupe particulier. Dire cette vérité historique n’est ni une apologie de la pratique, ni une justification. Cela constitue le seul prisme objectif qui permettrait de dédramatiser et désidéologiser un débat historique légitime et nécessaire.
Le projet 1619 perd ainsi toute sa crédibilité puisqu’il met en lumière uniquement l’esclavage des Noirs africains par les Blancs, notamment aux États-Unis, mais ignore superbement les autres formes d’esclavage dans d’autres contrées. Prétendre, comme le fait le projet 1619, que les sociétés occidentales se résument à l’esclavage des Noirs par les Blancs est non seulement historiquement erroné, mais serait une analyse par le petit bout de la lorgnette, doublée d’une contre-vérité dangereuse.
Par Ardavan Amir-Aslani et Inès Belkheiri.
Paru dans Le Nouvel Economiste du 24/11/2021.