Comme dans beaucoup d’autres pays – notamment la France et l’Iran – au Kazakhstan, c’est la hausse des prix du carburant (le GPL, utilisé par 70 à 90% des véhicules du pays) qui aura allumé la mèche d’une violence sociale qui ne demandait qu’à exploser depuis trente ans. Depuis son indépendance en 1991, l’ancienne république soviétique, « royaume » gouverné par le clan Nazarbaïev, n’avait jamais connu de manifestations aussi menaçantes pour sa stabilité de la part d’une population jeune, paupérisée et exaspérée par l’absence de liberté et de justice sociale. Face aux revendications populaires, le pouvoir a choisi de répondre par la violence, n’hésitant pas à faire tirer sur la foule à balles réelles, à arrêter près de 6000 personnes, et à appeler Moscou à la rescousse. L’absence médiatique de l’ancien président Noursoultan Nazarbaïev, toujours aux commandes dans l’ombre, et de son clan, a cependant démontré la fébrilité des élites kazakhs face à ces émeutes, conséquence naturelle de multiples crises à la gravité croissante depuis des décennies.
Tout est parti de la région de Manguistaou, riche en hydrocarbures mais dont la rente reste largement accaparée par les oligarques et ne bénéficie pas à la majeure partie de la population, maintenue dans un état de stagnation économique et d’inégalité sociale. Invoqué comme une nécessité pour assurer la transition écologique par le ministère kazakh de l’Energie, le doublement du prix du gaz à pétrole liquéfié de 60 à 120 tenge (soit un passage de 0,14 à 0,18 dollar le litre) a été perçu comme un échec de l’Etat, inapte à assurer la sécurité économique de ses citoyens dont la vie quotidienne dépend encore en grande partie des transports routiers. Cette situation régionale a rapidement cristallisé toutes les problématiques socio-économiques qui entravent le développement du Kazakhstan, d’où la rapide propagation des manifestations à travers le pays et jusque dans l’ancienne capitale, Almaty, où la résidence présidentielle ainsi que la mairie ont été attaquées et où forces de l’ordre et manifestants se sont violemment affrontés.
Longtemps perçu comme un pays stable, essentiellement en raison du caractère autoritaire de son régime politique et, en conséquence, de la désorganisation de sa société civile, le Kazakhstan bout en réalité de longue date sous le poids de ses faiblesses accumulées : krach monétaire en 2015 dans un contexte de diminution de la rente pétrolière, contestation en 2016 face à l’emprise territoriale croissante de la Chine avec le projet des Nouvelles routes de la Soie, coût faramineux de l’exposition internationale d’Astana (5 milliards d’euros!) en 2017, crise enfin du Covid-19… Le chômage aurait augmenté de 12% sur la seule année 2021 ce qui, couplé aux multiples épisodes de confinement et à la fermeture des commerces, a largement privé les jeunes kazakhs issus des zones rurales d’opportunités professionnelles dans les grandes villes où ils s’étaient massivement exilés. C’est d’ailleurs cette jeunesse – l’âge moyen de la population kazakh ne dépasse pas 30 ans – essentiellement masculine que l’on a retrouvée aux avant-postes des manifestations. C’est elle aussi qui réclame du pouvoir central de véritables réformes permettant des élections régionales et une république parlementaire, multiplie les épisodes de contestations et s’organise politiquement : selon le think tank Oxus Society for Central Asian Affaires, sur 981 mouvements sociaux observés entre 2018 et 2020 dans cinq pays d’Asie centrale, 520 concernaient le seul Kazakhstan. Cette tendance est d’ailleurs confirmée par l’émergence du Parti démocratique du Kazakhstan et de groupes issus de la société civile comme Oyan, Qazaqstan (« Réveille-toi, Kazakhstan ! »). L’hétérogénéité de ces mouvements, qui rassemblent des acteurs très différents sur le terrain et restent dépourvus de leadership ou d’une feuille de route précise, a également contribué à leur succès.
Face à cette société civile qui réclame enfin ses droits, le pouvoir oppose en plus de la violence une surdité coupable, que confirment les tours de passe-passe politiques de Nazarbaïev pour conserver son statut. Tout en transférant symboliquement son poste de président en 2019, l’autocrate resté 29 ans au pouvoir s’est octroyé la direction du Conseil de Sécurité du Kazakhstan, dont les décisions « sont obligatoires et soumises à une exécution stricte par les organisations et fonctionnaires de l’Etat ». La crise sociale se double pourtant d’une crise politique au sein même du régime, où deux factions se déchirent pour le contrôle du pays et de ses richesses. D’un côté, le nouveau président Tokaïev, poulain de son prédécesseur Nazarbaïev à qui il doit son élévation, et dont il conspue aujourd’hui le népotisme et l’inconséquence politique, l’accusant d’avoir favorisé l’émergence d’une « caste de riches » … De l’autre, le clan de l’ancien président, essentiellement constitué de membres de sa propre famille, qui conserve une influence non négligeable dans le pays notamment au sein des forces de sécurité et de l’armée, qui n’obéissent pas au président Tokaïev. L’arrestation pour haute trahison de Karim Massimov, ancien Premier ministre et ancien chef du Comité de sécurité nationale, l’un des alliés les plus fidèles du clan Nazarbaïev, s’inscrit logiquement dans une tentative de reprise en main des organes de sécurité par l’actuel président, qui avait également appelé au soutien de l’Organisation du traité de sécurité collective (« OTSC »), dirigée par la Russie.
Si les forces russes de l’OTSC ont initié leur retrait le 13 janvier, elles n’ont pour autant rien résolu en termes d’apaisement de la situation et laissent le Kazakhstan dans un état de grande incertitude quant à son avenir immédiat. Le président Tokaïev promet de « reconstruire » … mais sur quelles bases politiques et économiques ? Les besoins du pays, notamment en matière d’infrastructures et d’aide humanitaire pour des produits de première nécessité, restent urgents et ne pourront plus être pris en otage par une oligarchie corrompue, plus que jamais la cible d’une population bien décidée à obtenir plus de libertés et de droits. Si les manifestations de janvier 2022 restent les plus violentes de l’histoire contemporaine du pays, elles ne seront sans doute pas les dernières, et passeront peut-être d’ici quelques années par de calmes répétitions avant la véritable tempête.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 16/01/2022.