C’est précisément tout l’objet de sa stratégie des « deux océans » : non seulement présente dans le Pacifique, la Chine renforce également depuis une décennie son influence dans l’Océan Indien, pourtant « naturellement » considéré comme le pré carré de l’Inde.
L’intérêt géostratégique pour cette mer n’est plus à démontrer : elle constitue en effet une zone de transit essentielle entre le Moyen-Orient, l’Afrique de l’Est et l’Asie, marqué par deux détroits qui gardent les aires est (le détroit de Malacca) et ouest (le détroit de Bab el-Mandeb). Centre de gravité des échanges commerciaux et énergétiques mondiaux, elle est capitale pour la Chine qui exporte massivement vers l’Union européenne, l’un de ses principaux marchés, via ses routes maritimes.
Il n’était donc pas surprenant que début janvier, le ministre chinois des Affaires étrangères Wang Yi effectue une tournée diplomatique qui l’a mené de la Corne de l’Afrique au Sri Lanka, en passant par certains Etats insulaires locaux, comme les Comores et les Maldives. Elle s’inscrit dans le cadre de la fameuse stratégie du « collier de perles », combinée à celle des « deux océans », qui consiste à multiplier la présence chinoise sur tout le littoral de l’Océan indien, dans le but in fine de le « fusionner » avec le Pacifique et d’en faire une vaste « mare nostrum » chinoise, un espace d’influence à même de contrer la rivale indienne, mais aussi les ambitions américaines dans la zone rebaptisée, à dessein, Indo-Pacifique par Washington.
Le fait que l’Inde bénéficie d’une plus grande proximité géographique que la Chine dans cette région pèse peu face aux arguments économiques et militaires de Pékin pour séduire les nations de l’Océan indien. Point de départ de la tournée de Wang Yi, la Corne de l’Afrique, « hub » historique du commerce maritime dans l’Océan indien, est de longue date apparue comme un point fondateur pour les intérêts chinois dans la région. Pékin investit ainsi massivement dans toute l’Afrique de l’Est, renforce ses partenariats avec l’Erythrée, mais surtout le Kenya, pourtant traditionnellement lié à l’ancienne puissance coloniale britannique et aux Etats-Unis, notamment dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Bien que l’information ait été rejetée par les autorités chinoises, Washington soupçonne la Chine de vouloir multiplier les bases militaires dans la région, sachant qu’elle est déjà présente à Djibouti et ne compte pas s’arrêter en si bon chemin, notamment en favorisant l »intégration des pays de la Corne au projet économique des Nouvelles Routes de la Soie.
Par extension, les Etats insulaires de l’ouest de la région représentent tous d’éventuels pivots stratégiques pour la Chine, disséminés tout le long des principales routes maritimes de l’Océan indien, d’où les visites accrues de Pékin aux Comores – idéalement situées dans le Canal du Mozambique – ou aux Maldives, en raison de leur centralité. Pour ces Etats, toujours soucieux de privilégier l’équilibre entre deux grandes puissances plutôt que de prêter allégeance à une seule d’entre elles, la présence chinoise a d’ailleurs acquis une telle importance que la question a désormais intégré leur politique domestique, clivant fortement les échiquiers politiques nationaux entre pro-Chine et pro-Inde. Ce constat est particulièrement vrai aux Maldives, et plus encore au Sri Lanka, situé dans « l’étranger proche » immédiat de l’Inde.
Alignées sur l’Inde depuis leur indépendance en 1965, les Maldives, point de confluence de plusieurs corridors commerciaux maritimes de première importance, se sont tournées alternativement vers la Chine à partir de 2013, puis de nouveau vers l’Inde à partir de 2018, au gré de leurs propres alternances politiques. Entre temps, la Chine y a débuté plusieurs projets d’infrastructures et signé un accord de libre-échange, finalement gelé lorsque les Maldives sont retournées dans le giron de l’Inde sous l’égide du président Yameen. Mais quelle que soit la puissance dominante, les gouvernements successifs y sont régulièrement accusés d’affaiblir la souveraineté nationale, ce qui peut rendre l’ingérence économique et diplomatique plus délicate pour les deux rivales asiatiques.
Le fait s’observe d’autant plus au Sri Lanka, où la guerre civile, qui a fait rage pendant des décennies et s’est particulièrement accrue au début des années 2000, a permis à la Chine de s’implanter tout en ayant la subtilité de ne pas s’ingérer, du moins officiellement, dans les affaires politiques du pays. Sur le plan technique et militaire, Pékin a soutenu discrètement l’Etat central contre la guérilla des Tigres tamouls, à l’inverse de l’Inde qui s’est toujours positionnée en leur faveur. Une fois la guerre civile éteinte à partir de 2009, la Chine a eu le feu vert pour mettre en place plusieurs projets d’infrastructures, dont la construction de ports et d’un aéroport international, une véritable victoire diplomatique face à l’Inde qui s’égarait encore dans les considérations ethniques vis-à-vis de la communauté tamoule.
Mais l’équilibre subtil entre partenariat et ingérence est aussi difficile à tenir pour les puissances exogènes que pour les gouvernements qui leur font face. Ainsi, au gré de ses erreurs diplomatiques, l’Inde a pu prendre conscience de son retard face à sa rivale chinoise et rectifier le tir, tandis que le Sri Lanka, soucieux de ne pas froisser New Delhi notamment face à une hégémonie chinoise devenue trop importante pour ne pas être dangereuse, a également renoué ses liens économiques avec l’Inde, au point d’annuler certains projets de développement énergétiques contractés avec la Chine. A son tour, Pékin a compris qu’il serait nécessaire de sortir de sa zone de confort politique – chose qu’elle répugne toujours à faire, tant elle peine à endosser tous les rôles d’une grande puissance – et qu’elle ne pouvait négliger totalement la politique interne des pays qu’elle convoite pour ses propres intérêts.
Ces rebondissements géopolitiques démontrent que la « bataille navale » entre la Chine et l’Inde n’en est qu’à ses débuts. Pour les pays pris en étau entre ces deux grandes puissances, cette guerre d’influence rappelle douloureusement qu’ils ne peuvent totalement rejeter ni l’une ni l’autre. L’Inde surtout ne peut plus ignorer l’impact de Pékin, seconde puissance économique mondiale et puissance militaire en progression constante, sur ses propres voisins. Face à l’hydre chinoise, la seule stratégie possible pour New Delhi reste l’imitation : troquer les seules ingérences politiques contre des liens bilatéraux renforcés, notamment par le biais d’investissements et d’un accès privilégié à son vaste marché économique. Sans amélioration de sa capacité stratégique, l’Inde risque de perdre rapidement en influence dans son propre espace maritime, au seul profit de la Chine.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 23/01/2022.