Longtemps, le Moyen-Orient a été perçu en Chine comme un fossoyeur d’empires, une région chaotique et dangereuse où la prudence commandait de ne pas s’impliquer. Ce fut des années durant la ligne politique de Pékin… du moins jusqu’à Xi Jinping. Dès 2014, à peine arrivé au pouvoir, le président chinois ambitionnait de doubler les échanges commerciaux avec la région d’ici 2023. Depuis, la Chine importe du Moyen-Orient plus de la moitié de ses ressources d’hydrocarbures et s’est effectivement imposée en quelques années comme son principal partenaire commercial. Son influence croissante passe par un habile soft power déployé en échange des précieuses ressources énergétiques nécessaires à sa croissance économique. Ainsi en Irak, pays ravagé par les guerres depuis des décennies, notamment à cause de l’ingérence américaine, Pékin favorise au contraire l’aide au développement. La Chine a ainsi promis de construire un aéroport à Nassiriyah, près de 7000 écoles – sur les 8000 nécessaires au pays – ainsi que 1000 cliniques, près de 90 000 logements à Sadr City, le bastion de l’influent Moqtada al-Sadr le nouvel homme fort du pays depuis les dernières élections, et enfin de moderniser le réseau d’égouts de Bagdad… le tout en échange du pétrole irakien.
Cette implication se double également d’un fort activisme diplomatique avec les principales puissances du Moyen-Orient ; ainsi avec l’Iran, autour d’un projet d’investissement et de coopération sécuritaire de 400 milliards de dollars pour contrer l’impact des sanctions américaines sur l’économie iranienne, ou encore avec l’Arabie Saoudite, assistée dans la fabrication de missiles balistiques afin de rivaliser avec l’arsenal iranien. Longtemps inquiétant pour la Chine, le Moyen-Orient, carrefour entre l’Asie, l’Afrique et l’Europe, est devenu capital pour son économie très énergivore et de sa population croissante, ce que l’intégration de plusieurs pays de la région au projet des Nouvelles Routes de la Soie confirme.
Mais au-delà des objectifs économiques, cette expansion vise in fine à asseoir la Chine dans ce statut de grande puissance mondiale qui, selon Xi Jinping, lui revient de droit. A cet égard, elle entend profiter du vide laissé par les Etats-Unis non seulement pour sécuriser ses intérêts, mais aussi pour diffuser son idéologie. Sous couvert d’une volonté de stabilisation régionale, ce que les Américains n’ont jamais réussi à faire, le Parti Communiste chinois n’hésite pas à soutenir les régimes autocratiques locaux en échange de leur complaisance envers son propre autoritarisme à domicile. Dans l’esprit des dirigeants chinois, cet activisme au Moyen-Orient doit avoir des répercussions domestiques : démontrer que la croissance économique peut garantir stabilité et qualité de vie, même dans l’une des régions les plus fragiles du monde… et ce fusse-ce au prix de toute démocratie. Face aux valeurs démocratiques garantes de la paix véhiculées par l’Occident, la Chine avance que seule la paix via le développement économique et la prospérité peuvent assurer le maintien de la civilisation. Elle milite ainsi farouchement pour une assistance économique amplifiée au détriment de l’exportation de la démocratie qui ne contribuerait en rien à apaiser les conflits. En filigrane se dessine encore et toujours le conflit qui oppose Pékin aux Etats-Unis, jugés inaptes à occuper le rang de première puissance mondiale. La stratégie chinoise vise donc avant toute chose à convaincre son propre peuple de sa suprématie et de sa légitimité à dominer la scène mondiale, objectif qui serait « naturellement » entravé par l’impérialisme occidental.
Au regard des échecs successifs des Américains dans la région, le story-tellingchinois apparaît de plus en plus séduisant dans le monde arabe, à tel point qu’il fait taire toute solidarité islamique envers les Ouïghours, pourtant victimes d’un authentique génocide culturel mené par Pékin. Après des décennies de guerres et de privations, la perspective de lendemains qui chantent promise par la Chine achète aisément les régimes politiques. De surcroit, elle parle d’une seule voix, contrairement aux Européens, et ne porte aucun passif diplomatique et militaire récent dans la région, contrairement aux Etats-Unis. Cette puissance neuve, qui semble promettre beaucoup, est attirante… mais tiendra t-elle ses engagements ?
En matière sécuritaire, les objectifs de la Chine sont encore incertains. Prudente par nature, rien ne dit qu’elle déploiera le même niveau d’implication militaire que les Américains, qui pour leur part bénéficient de relations établies de longue date avec la plupart des régimes du Moyen-Orient. En revanche, l’influence chinoise sait se montrer plus insidieuse, ainsi lorsqu’elle soutient Riyad dans le développement du projet de missiles balistiques Dawadmi, en réponse aux préoccupations de Mohammed Ben Salmane face à l’avancée du programme nucléaire iranien. Sa volonté d’équilibrer les forces dans la région n’est pourtant pas sans conséquence, car Pékin nourrit finalement la course aux armements dans une région déjà fortement marquée par l’instabilité, et profite à dessein des rivalités ainsi exacerbées entre ses deux partenaires. C’est, au passage, renforcer l’Iran que de permettre l’existence d’un programme nucléaire saoudien, rendant les négociations plus ardues pour les Américains et concrétisant l’hypothèse d’un conflit entre Téhéran et Washington.
La Chine s’impose donc comme un acteur nouveau au Moyen-Orient, mais déterminé à y défendre ses intérêts en en faisant une zone de libre-échange sous son influence et libérée des sanctions américaines. Elle pourrait alors s’y approvisionner en toute quiétude et y établir une clientèle parmi les régimes locaux. Des régimes qui, en échange d’accords énergétiques et commerciaux, ne critiqueront pas sa politique sur le sort des Ouïghours ou celui de Taïwan. Le seul écueil de cette stratégie est de rester tributaire de la force militaire russe, ce qui ne pourrait tenir qu’un temps si Pékin souhaite réellement égaler, voire dépasser, les Etats-Unis en tant que puissance mondiale.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 06/02/2022.