Lors du retrait des troupes américaines d’Afghanistan, les Occidentaux ne furent pas les seuls à s’horrifier du désastre. Les images d’Afghans cherchant désespérément à fuir leur pays et à obtenir l’aide d’une grande puissance pourtant vaincue, ont également fait une forte impression sur leurs alliés au Moyen-Orient : elles actaient la fin d’une réflexion stratégique largement héritée de la guerre froide et des attentats du 11 septembre, où l’hyperpuissance américaine dominait les relations internationales. Vingt ans de guerre incessante et de chaos, conclus sur un double échec en Irak et en Afghanistan à faire de ces pays des démocraties stables, ont convaincu les puissances du monde arabo-musulman qu’il était peut-être temps de s’affranchir d’une tutelle incapable de tenir ses promesses.
“Vingt ans de guerre incessante et de chaos, conclus sur un double échec en Irak et en Afghanistan à faire de ces pays des démocraties stables, ont convaincu les puissances du monde arabo-musulman qu’il était peut-être temps de s’affranchir d’une tutelle incapable de tenir ses promesses”
Certes, les États-Unis conservent encore une présence militaire conséquente dans toute la région, et plus particulièrement dans le golfe Persique. Mais leurs préoccupations stratégiques ont évolué pour se focaliser essentiellement sur la “course à la puissance” qui les oppose à la Russie et surtout à la Chine. Celles-ci affichent concrètement leur bellicisme pour “récupérer” des territoires jugés indispensables à leur unité territoriale et ethnique (l’Ukraine pour Moscou, Taïwan pour Pékin), au point de les obliger à remobiliser leurs forces sur d’autres théâtres d’opérations. Face à une telle évolution des priorités occidentales, les pays du Moyen-Orient ont compris qu’ils avaient tout intérêt à gagner rapidement en indépendance stratégique et diplomatique, donc à chercher le soutien de leurs voisins immédiats.
Comment évoluent les intérêts géopolitiques
Cette reconfiguration n’avait pourtant rien de naturel, tant les pays du Golfe – à commencer par l’Arabie saoudite – ont longtemps misé sur la puissance occidentale pour obtenir protection et pérennité de leurs régimes politiques autoritaires. Mais les intérêts géopolitiques ne restent jamais figés dans le temps… Longtemps ostracisés au gré des intérêts des uns et des autres et des relations avec les Occidentaux, les régimes de Bachar el-Assad en Syrie ou de Mouammar Kadhafi en Libye (aujourd’hui représenté par son fils Saïf al-Islam) sont en passe de redevenir des interlocuteurs à part entière. Autre exemple, impensable il y a encore une vingtaine d’années, les principales pétromonarchies arabes et sunnites du golfe Persique se sont rapprochées plus ou moins officiellement d’Israël. La realpolitik dépasse donc désormais les positionnements idéologiques des nations arabo-musulmanes, favorisant des rapprochements diplomatiques qui, s’ils restent parfois discrets, se sont largement multipliés ces derniers mois.
Sans relation diplomatique avec l’Iran depuis l’exécution en 2016 du cheikh chiite Nimr Baqr al-Nimr, l’Arabie saoudite a pris l’initiative des échanges lors d’un sommet à Bagdad en août dernier. Suivant la même dynamique, les Émirats arabes unis ont dépêché leur conseiller à la sécurité nationale à Téhéran pour s’entretenir avec le président Raïssi, et tenter ainsi de sécuriser leurs côtes contre toute attaque iranienne.
En parallèle, le blocus organisé depuis 2017 contre le Qatar par le Conseil de coopération du Golfe a pris fin en janvier, sans doute dans l’optique, pour les pays arabes sunnites qui le composent, de présenter un front uni en cas de regain de tensions avec la République islamique, mais aussi de traiter avec la Turquie, longtemps objet de leur méfiance en raison de ses accointances avec les Frères musulmans, aujourd’hui à la recherche de nouveaux parrains économiques.
La démocratie, victime de cette nouvelle configuration
Enfin, dix ans après leur apparition, les Printemps arabes voient leur bilan et les rares progrès accomplis disparaître sur l’autel de cette reconfiguration stratégique. Bachar el-Assad, resté maître de l’essentiel de la Syrie à l’exception de la région d’Idlib, est de nouveau fréquentable, après avoir été longtemps conspué par ses voisins qui souhaitaient sa chute. Le fils de Kadhafi semble connaître le même retour en grâce, au point de se présenter à l’élection présidentielle libyenne en dépit des poursuites de la Cour pénale internationale à son encontre. En Tunisie comme au Soudan, les tendances autocratiques ont elles aussi repris du poil de la bête face à des modèles démocratiques encore trop fragiles pour durer dans le temps.
“En Tunisie comme au Soudan, les tendances autocratiques ont repris du poil de la bête face à des modèles démocratiques encore trop fragiles pour durer dans le temps”
Outre le piteux départ des Américains, c’est bien la situation régionale qui commande de réviser les alliances. Alors que les négociations viennoises pour redéfinir l’accord sur le nucléaire iranien continuent péniblement, les tensions entre l’Iran et l’État hébreu laissent craindre l’apparition d’un nouveau foyer d’instabilité dans la région et d’un conflit ouvert potentiellement ravageur. La situation du Liban, terre d’affrontement par procuration entre l’Arabie saoudite et l’Iran, en proie à une crise économique sans précédent depuis 150 ans, celle de l’Afghanistan, à nouveau dominé par les talibans, ou encore celle du Yémen ravagé par la guerre saoudienne et une crise humanitaire depuis 2015, sont d’autres dossiers dont la résolution va s’avérer longue et complexe. Le dialogue et la négociation permettront peut-être de solder ces épineux dossiers. Ils pourraient également signer l’acte de naissance d’un nouveau Moyen-Orient, expurgé des ingérences occidentales et enfin décidé à être seul maître de son destin.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans Le Nouvel Economiste du 23/02/2022.