Triste première depuis près de 80 ans, l’Europe connaît de nouveau la guerre, alors que la Russie a lancé ce jeudi une offensive sans précédent contre l’Ukraine. Tandis que l’OTAN et les Vingt-Sept organisent leur riposte, un pays aurait souhaité tirer profit de la crise ukrainienne pour affermir son rôle de puissance régionale : la Turquie. Voisine de l’Ukraine dont elle est séparée par la mer Noire, Ankara est son alliée militaire, mais se trouve être aussi la partenaire économique et politique de la Russie. Recep Tayyip Erdogan a tenté d’utiliser cette position d’équilibriste à son avantage, en se proposant comme médiateur entre Kiev et Moscou. Mais la fin de non-recevoir que lui a opposé Vladimir Poutine a démontré son faible poids politique, et surtout qu’il n’était plus possible d’être ambigu. Prise entre deux feux, la Turquie va donc devoir choisir son camp entre l’Est et l’Ouest, entre l’Asie et l’Occident, entre la Russie et l’Ukraine et, à travers elle, les Européens.
L’alliance de l’Ukraine et de la Turquie peut surprendre, pourtant les deux pays possèdent des liens ethniques et historiques anciens. Dès le XIIIème siècle, bien avant l’arrivée des Russes en Crimée et les déportations opérées par Staline après la Seconde guerre mondiale, la région abritait des Tatars turcophones, sujets du khanat de Crimée allié à l’Empire ottoman. Les dissidents tatars ont d’ailleurs longtemps milité pour l’indépendance de l’Ukraine, acquise après la chute de l’URSS en 1991, ce qui permit à 250 000 Tatars de revenir dans la région, pour en être de nouveau chassés après l’annexion russe de 2014. Fidèle au pantouranisme, Erdogan se montre solidaire de ce peuple turcophone qui combat aujourd’hui activement Moscou au sein de l’armée ukrainienne, au point d’avoir signé l’année dernière un contrat avec Kiev afin de construire 500 logements exclusivement réservés aux réfugiés tatars.
L’Ukraine et la Turquie ont par ailleurs développé de longue date des liens stratégiques pour contrer l’expansion de la Russie en mer Noire, dont Ankara contrôle le détroit du Bosphore, son seul accès maritime. Ce verrou essentiel a longtemps valu à l’Empire ottoman d’être l’objet de la prédation de la Russie tsariste, et les deux empires se sont affrontés à près de quatorze reprises, la guerre de Crimée (1853-1856) étant le dernier conflit en date.
Or, cette rivalité perdure encore aujourd’hui, justifiant le rapprochement turco-ukrainien afin de limiter cette menace directe sur l’hinterland turc, un phénomène anxiogène pour Ankara depuis le début du conflit du Donbass et l’annexion de la Crimée en 2014. Depuis lors, la Russie contrôle en effet la majeure partie des ports ukrainiens et y fait stationner sa flotte de navires de guerre et de sous-marins. Elle possède en mer Noire 49 navires contre 26 avant 2014, tandis qu’Ankara n’en compte plus que 44. Enfin, armer « la voisine d’en face » est rapidement apparue comme une stratégie évidente pour la Turquie afin d’assurer sa sécurité stratégique et énergétique, depuis la découverte à l’été 2020 d’un gisement de gaz naturel au large de ses côtes.
Outre la position géographique avantageuse de la Turquie, obtenir son soutien logistique et militaire pouvait apparaître pour Kiev comme un pari gagnant en cas d’agression russe, compte tenu de son expérience dans le Haut-Karabakh ou en Libye. Depuis 2019, Erdogan et Volodymyr Zelensky se sont donc rencontrés à cinq reprises et ont considérablement renforcé la coopération militaire entre leurs deux pays, d’abord avec l’achat de 48 drones turcs Bayraktar TB2, puis avec un accord actant la production commune de ces équipements de pointe. Le 3 février dernier, au plus fort des tensions entre la Russie et l’Ukraine, Erdogan se rendait à Kiev pour signer un traité de libre-échange et plusieurs accords militaro-industriels.
Toutes ces raisons expliquent l’opposition farouche d’Ankara aux visées russes sur l’Ukraine depuis 2014. En janvier, en marge d’un déplacement en Albanie, Erdogan se montrait pour une fois cohérent et qualifiait la possible invasion de l’Ukraine par la Russie de « démarche irrationnelle ». Mais ces prises de position, comme le rapprochement turco-ukrainien, ont froissé la Russie qui a suspendu durant deux mois, au printemps dernier, ses vols vers la Turquie, officiellement en raison de la pandémie de Covid-19. L’agacement s’est approfondi fin octobre 2021, lorsque l’armée ukrainienne a pu frapper un convoi de séparatistes pro-russes dans le Donbass avec des drones turcs, ce qui poussa Vladimir Poutine à reporter sa venue en Turquie, prévue début décembre, à une date indéterminée.
La crise ukrainienne illustre finalement la relation ambigüe qu’entretiennent Erdogan et Poutine. Certes alliés objectifs quand il s’agit de bâtir un nouvel ordre mondial post-occidental, ils n’en restent pas moins rivaux, que ce soit dans le Caucase (notamment au Haut-Karabakh), en Syrie, en Libye, et plus largement au Moyen-Orient, dans la lignée des tensions qui ont irrigué les relations entre leurs deux pays depuis trois siècles. Depuis la chute de Constantinople, la Russie orthodoxe s’est toujours considérée comme l’héritière de l’Empire byzantin, donc la rivale de l’Empire ottoman qui lui avait succédé. Or, dans cette compétition, la Turquie actuelle peut être aisément fragilisée par la Russie en Syrie, notamment dans le contrôle de la région d’Idlib, ainsi que sur le plan énergétique – dépourvue de ressources, Ankara importe 40% de son gaz auprès de la société russe Gazprom.
La question est donc de savoir si Erdogan arrivera à tenir sa difficile position d’équilibriste encore longtemps. Alliée de la Russie et de l’Ukraine, la Turquie ne peut oublier qu’elle est aussi un membre de l’OTAN. A ce titre, elle pourrait être légitimement sollicitée par les Etats-Unis en raison de sa position géographique stratégique afin de déployer des effectifs militaires. Pro-occidental lorsque cela l’arrange, Erdogan a de surcroit toujours soutenu l’entrée de l’Ukraine au sein de l’OTAN et milite activement pour une présence de l’Organisation renforcée en mer Noire pour défendre ses propres intérêts. Soucieux, à un an d’une élection présidentielle difficile, de préserver ses chances de conserver le pouvoir alors que l’économie turque s’enfonce dans la récession, Erdogan choisira peut-être enfin son camp, lui qui a toujours souhaité ménager des alliances inconciliables. Soutenir l’aventurisme de Vladimir Poutine, allié non seulement menaçant pour sa propre sécurité territoriale et stratégique mais aussi en passe de devenir un paria sur la scène internationale, serait à cet égard un mauvais calcul, à l’inverse d’un rapprochement avec le camp occidental, fût-il insincère et temporaire.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 27/02/2022.