En douze jours de guerre, l’Occident a réussi à passer outre ses dissensions internes et ses divergences politiques pour afficher un front uni face à la menace que Vladimir Poutine fait peser sur le continent européen. Dans l’optique d’isoler radicalement la Russie du reste du monde, Américains et Européens ont su abandonner une diplomatie jusqu’à présent prudente vis-à-vis d’une puissance nucléaire membre du Conseil de sécurité de l’ONU, et ce en un temps record.
Face à la catastrophe que vivent l’Ukraine et ses habitants, un vaste élan de solidarité s’est organisé avec la même rapidité. En France, dans les cafés et les commerces, les appels aux dons en soutien à l’Ukraine se sont multipliés en quelques jours. Aux États-Unis, comme le rapporte le ‘New York Times’, des petits groupes de vétérans des guerres d’Afghanistan ou d’Irak se disent prêts à s’engager, en réponse à l’appel de Volodymyr Zelensky visant à créer une “légion internationale”, pour participer à un combat qu’ils jugent “juste” : celui de la liberté contre la dictature, celui, en somme, du Bien contre le Mal.
Où qu’elle se déroule, la guerre reste la guerre
Aussi louable soit-elle, on ne peut s’empêcher de déplorer, avec une certaine amertume, qu’une telle solidarité n’ait pas été manifeste lorsque les talibans ont envahi Kaboul en août 2021 ; lorsque les Saoudiens frappaient au Yémen des populations civiles avec des armes européennes. Ou encore, lors des multiples invasions et guerres civiles qui ont dévasté le Moyen-Orient depuis vingt ans. Aux populations issues de cette région ou venues d’Afrique, l’Europe offre, pour l’heure, le cauchemar de la forêt de Podlachie, à la frontière entre la Pologne et la Biélorussie, où s’entassent des milliers de migrants et d’où les médias polonais rapportent des drames quotidiens : celui de cette fillette de 4 ans, séparée de ses parents et introuvable depuis sa disparition en pleine forêt. Celui encore d’une femme décédée après une fausse couche, faute de soins et d’assistance.
“On ne peut s’empêcher de déplorer, avec une certaine amertume, qu’une telle solidarité n’ait pas été manifeste lorsque les talibans ont envahi Kaboul en août 2021 ; lorsque les Saoudiens frappaient au Yémen des populations civiles avec des armes européennes”
Où qu’elle se manifeste, la guerre reste la guerre. Elle n’a ni nationalité, ni appartenance ethnique. Les réfugiés chassés de leur pays, qu’ils soient afghans, syriens, somaliens ou ukrainiens, même s’ils sont de pays différents, d’ethnies différentes, ont tous le point commun d’appartenir à la même espèce humaine. Il ne devrait donc pas y avoir de hiérarchie entre les conflits, ni entre les peuples. Or, c’est précisément ce à quoi nous assistons depuis le début de la guerre en Ukraine : une politique du “deux poids, deux mesures” et une forme de solidarité sélective de la part des gouvernements européens, abondamment nourrie par leurs médias et commentateurs.
L’ethnocentrisme écœurant des médias occidentaux
À lire ou à entendre les diverses déclarations publiques, il existerait ainsi un “bon” et un “mauvais” réfugié, comme il existe les “bonnes guerres”, simples et claires à comprendre, que l’on peut analyser suivant une grille de lecture manichéenne, à la différence de ces conflits lointains ou beaucoup trop complexes, comme le confit israélo-palestinien. Il existerait aussi une opposition entre une immigration “de qualité”, comme l’a souligné en France un député Modem, sans doute par opposition à une immigration inutile, difficile à assimiler, donc dangereuse pour la cohésion sociale européenne. Il existerait, finalement, une opposition entre une Europe “civilisée”, faite de chrétiens blancs, “aux yeux bleus et aux cheveux blonds”, comme le soulignait David Sakvarelidze, procureur en chef adjoint d’Ukraine, à la BBC, et ce Moyen-Orient “barbare”, où les conflits sont une seconde nature.
“À lire ou à entendre les diverses déclarations publiques, il existerait ainsi un “bon” et un “mauvais” réfugié, comme il existe les “bonnes guerres”, simples et claires à comprendre, que l’on peut analyser suivant une grille de lecture manichéenne”
Sur CNews, la chaîne de Vincent Bolloré connue pour son discours flirtant volontiers avec l’extrême droite, une analyse soulignait que les Ukrainiens “ont des voitures qui ressemblent aux nôtres”. Rien à voir avec ces “gens qui essaient de s’éloigner des régions d’Afrique du Nord ou de fuir les régions du Moyen-Orient qui sont encore en état de guerre”, comme le soulignait un journaliste de la chaîne Al Jazeera English. Les Ukrainiens “ressemblent à n’importe quelle famille européenne qui vivrait à côté de chez vous”. Ils sont donc “comme nous”, encore que Kiev soit, comme le soulignait avec une pointe de mépris Charlie D’Agata, envoyé spécial de la chaîne américaine CBS, “une ville relativement civilisée, relativement européenne”… mais tout de même “une ville où vous ne vous attendriez pas à cela, ou n’espériez pas que cela se produise.” Décidément rien à voir avec Bagdad, Kaboul ou Alep, ces villes où la guerre est une forme de normalité, où la “civilisation” est un idéal désespérément inatteignable.
Ces médias, attentifs à créer un sentiment d’identification et d’empathie auprès de leur public, traduisent-ils finalement un état d’esprit courant dans le monde occidental ? L’ethnocentrisme particulièrement écœurant qui se manifeste depuis le début du conflit ukrainien donne à réfléchir et à s’inquiéter. Dans un monde de plus en plus armé, dangereux, en proie à un autoritarisme grandissant et devant surtout affronter la menace peut-être déjà irréversible du changement climatique, les vagues de migrations seront appelées à se multiplier dans les années et décennies à venir. La crise ukrainienne donne un cruel aperçu de la sélection qui sera sans doute opérée.
Une solidarité européenne à faire pâlir les pays arabo-musulmans
Mais malgré ce biais qui porte un nom – le racisme – les Européens arrivent pour leur part à manifester une réelle solidarité envers les peuples de leur continent. Le monde arabo-musulman peut difficilement en dire autant. Il n’est même pas sélectif, il se montre juste indifférent au sort de ses coreligionnaires à travers le monde, et même en son sein. Il n’est qu’à considérer le silence que manifestent les pays membres de la Ligue islamique mondiale – ONG étroitement financée par l’Arabie saoudite, leader autoproclamé du monde musulman sunnite – face à la situation du Cachemire, les massacres et déportations des Rohingyas ou des Ouïghours, minorités pourtant musulmanes.
“Face aux drames qui attendent l’humanité, on aimerait souhaiter que les hommes oublient un instant leur instinct communautaire pour un mode de pensée plus universaliste. Mais c’est sans doute là un vœu pieux”
Ou encore, le silence global qu’apportent les pays du Moyen-Orient (et du monde) à la crise humanitaire que traverse le Yémen depuis 2015, jugée pourtant comme la plus grave de ce début de siècle par l’ONU. Face aux drames qui attendent l’humanité, on aimerait souhaiter que les hommes oublient un instant leur instinct communautaire pour un mode de pensée plus universaliste. Mais c’est sans doute là un vœu pieux.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans Le Nouvel Economiste du 09/03/2022.