« Vous ne parviendrez pas à dominer l’Ukraine ». Au-delà des mots, Joe Biden a traduit son avertissement à Vladimir Poutine en actes en décidant d’allouer 33 milliards de dollars d’aide supplémentaire à Kiev, en plus de l’aide humanitaire, militaire et stratégique déjà mise en place depuis le début de l’invasion russe. A Washington, le discours officiel précise qu’il ne s’agit pas d’attaquer la Russie, mais bien d’aider l’Ukraine à se défendre. Mais en dépit d’une rhétorique qui se veut rassurante, l’objectif américain s’inscrit bien dans la continuité d’un combat qui remonte à la Guerre froide. Il s’agit non seulement de réagir à l’offensive de la Russie, mais aussi de l’affaiblir et décourager ainsi toute velléité de s’engager dans de nouveaux conflits.
La nouvelle radicalité stratégique des Etats-Unis, qui semblaient pourtant renouer avec un certain isolationnisme, peut surprendre. Elle surprend moins en lisant les cartes géopolitiques à la lumière de la rivalité entre Washington et Pékin.
Sergueï Lavrov, le chef de la diplomatie russe, accuse les Américains d’avoir engagé en Ukraine une guerre par procuration contre la Russie. Il est difficile de démontrer le contraire, l’OTAN servant clairement de paravent pour justifier l’intervention américaine en Europe orientale. En réalité, les Américains semblent finalement assumer pour de bon ce que Vladimir Poutine clame depuis des années : que l’Occident veut réduire la puissance russe à néant. Plus largement, les Etats-Unis, désormais essentiellement préoccupés par la montée en puissance de la Chine et le danger qu’elle représente pour leur hyperpuissance déclinante, élaborent toute leur politique extérieure en fonction de cette rivalité. Si dans les années 1970, notamment sous l’administration Nixon et sur les conseils d’Henry Kissinger, le pari avait été de jouer Pékin contre Moscou, aujourd’hui la tendance s’est inversée. Ce qui s’opère en Ukraine est bien une guerre par proxy contre la Russie, émanation de la puissance chinoise, donc in fine contre la Chine.
« L’agressivité américaine » contre Moscou semble donc coïncider désormais avec l’analyse que les Russes faisaient des intentions occidentales dès la fin des années 1990. Mais était-ce déjà une réalité que les Occidentaux refusaient d’assumer, ou bien la « paranoïa » russe a t-elle aiguisé une pensée revancharde et un sentiment d’humiliation qui ont cherché, sans raison apparente, un exutoire dans la guerre, déclenchant ainsi un nouveau cycle d’affrontements avec l’Ouest ? Il est difficile de trancher. Mais désormais, l’orientation stratégique américaine se veut explicite. Même si Washington nie vouloir obtenir un regime change à Moscou, la déclaration sans doute très spontanée et sincère de Joe Biden à Varsovie, estimant que Poutine « ne pouvait rester au pouvoir », a été perçue au Kremlin comme un aveu très clair des objectifs américains.
Les Etats-Unis courent néanmoins le risque, en réaction, de durcir considérablement le camp russe. Dans un tel contexte, il ne reste plus en effet à Vladimir Poutine que deux options : capituler ou se radicaliser. Or, de la seconde guerre de Tchétchénie aux opérations menées en Géorgie en 2008 ou en Crimée en 2014, la détermination du président russe a toujours semblé infaillible. En outre, une capitulation reviendrait à acter l’échec de la restauration de la puissance russe, son grand dessein depuis vingt ans. Le fait que la rhétorique russe agite de plus en plus la menace « très sérieuse et réelle » d’une guerre globale et surtout nucléaire, porte à croire que la seconde option sera donc la plus probable, et la plus dangereuse pour les Occidentaux.
Pour autant, du moins à Washington, on semble prêt à assumer publiquement ce rapport de force qui rappelle les pires heures de la Guerre froide. Si les Américains reconnaissent avoir sous-estimé la brutalité et les ambitions de Poutine, tout en ayant surestimé les capacités opérationnelles de l’armée russe, ces erreurs d’analyse semblent les avoir confortés dans la nécessité de répondre par la voie militaire. Cette réorientation s’appuie par ailleurs sur les succès rencontrés par l’armée ukrainienne sur le terrain qui ont déjà considérablement réduit les ambitions de la Russie, obligée de recentrer ses objectifs sur l’est et le sud du pays. Cependant, cette escalade réduira à néant tous les efforts diplomatiques engagés jusqu’à présent, et court également le risque de faire évoluer un conflit régional en conflit mondial. Les récentes déclarations de la ministre britannique des Affaires étrangères sur la « perspective mondiale de l’OTAN », de l’Europe au front Indo-Pacifique, semblent confirmer cette hypothèse. Et il serait à cet égard très plausible de voir se constituer un front commun renforcé entre la Chine et la Russie, déjà très proches sur le plan idéologique et politique, déjà unies dans leur méfiance envers l’Occident et leur volonté de bâtir un monde multipolaire. L’alliance d’une Russie forte de ses ressources énergétiques et d’une Chine économiquement et technologiquement puissante pourrait rebattre les cartes de l’affrontement avec les Etats-Unis et grandement complexifier l’échiquier mondial, ce que les Occidentaux veulent éviter à tout prix.
Acculé, Poutine mettra t-il ses menaces à exécution ? Pour d’anciens membres des renseignements américains, le risque de l’affrontement nucléaire, de manière à entraîner tout le monde dans sa chute, devient tangible même s’il souligne paradoxalement la faiblesse dans laquelle se trouve la Russie. C’était pourtant une ligne rouge qu’Occidentaux et Soviétiques n’ont jamais osé franchir durant la Guerre froide. Dans les chancelleries occidentales, on veut donc croire que les provocations du Kremlin visent en réalité à obtenir une solution politique, selon la traditionnelle méthode russe de « l’escalade pour la désescalade ». Certes, Vladimir Poutine était connu jusqu’à présent pour être un dirigeant pragmatique et rationnel qui, s’il use de la rhétorique nucléaire pour convaincre les Russes de leur supériorité militaire, en particulier alors que leur armée patine en Ukraine, ne franchira jamais le Rubicon en lançant des missiles intercontinentaux vers les Etats-Unis.
Mais si la radicalité n’est pas dans son intérêt, accepter une Ukraine indépendante de l’influence ruse demeure, dans son esprit, tout aussi impensable. Ce que sera la réponse américaine à une escalade nucléaire suscitée par la Russie reste largement ignoré. Mais le XXIème siècle a déjà prouvé à maintes reprises que l’heure était désormais à la radicalité, et en l’absence de règles claires sur le déploiement d’armes nucléaires depuis la fin de la Guerre froide, le monde avance vers un inquiétant inconnu. Sans en venir à une telle extrémité, il est à craindre que le conflit ukrainien se prolonge sur plusieurs années, marqué par une instabilité permanente. Selon un ancien de la CIA, spécialiste de la Russie, celui-ci n’ouvre donc pas une nouvelle Guerre froide, mais laisse désormais en Europe « une plaie purulente ».
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 08/05/2022.