Pour des raisons ethniques et territoriales, les relations diplomatiques entre l’Iran et l’Azerbaïdjan ont toujours connu un difficile équilibre entre tentatives de normalisation et refroidissements temporaires. En septembre 2021, les deux voisins qui partagent 700 km de frontière commune et la même religion – le chiisme – s’étaient retrouvés au bord de la rupture en raison de l’activisme militaire de Bakou à la frontière iranienne, des restrictions d’accès entre l’Iran et l’Arménie, et surtout de la proximité entre l’Azerbaïdjan et Israël, son principal partenaire militaire.
Dans une volonté de désescalade, un rapprochement irano-azéri avait alors été initié en fin d’année avec la conclusion d’un accord gazier entre les deux pays via le Turkménistan, et le développement d’infrastructures de transport pan-régionales, comme le corridor ferroviaire “Nord-Sud” qui connecte l’Inde et la Russie via l’Iran et l’Azerbaïdjan.
Chouchi, le congrès qui fâche
Mais les tensions géopolitiques qui les opposent demeurent un facteur de disruption récurrent. Récemment, la pomme de discorde est venue de la tenue, fin avril, de la cinquième édition du congrès de la diaspora azérie à Chouchi, ville du Haut-Karabakh reconquise par l’Azerbaïdjan en novembre 2020. Le choix de cette ville diffuse en lui-même un premier message : longtemps un avant-poste perse sur la route de la soie, comptant encore de nombreux joyaux de l’architecture persane, Chouchi symbolise également la victoire de Bakou sur l’Arménie pour le contrôle de l’enclave.
“Récemment, la pomme de discorde est venue de la tenue, fin avril, de la cinquième édition du congrès de la diaspora azérie à Chouchi, ville du Haut-Karabakh reconquise par l’Azerbaïdjan en novembre 2020. La présence à ce congrès de militants pour la réunification d’un “grand Azerbaïdjan” a été modérément appréciée à Téhéran”
D’autre part, la présence à ce congrès de militants pour la réunification d’un “grand Azerbaïdjan”, avec la bénédiction officieuse du président azerbaïdjanais Ilham Aliyev, a été modérément appréciée à Téhéran. L’un des participants, un Azéri d’Iran, a ainsi émis le souhait de voir le prochain congrès se tenir à Tabriz, la capitale de l’Azerbaïdjan iranien, tandis que quelques jours avant le congrès, un officiel azéri affirmait publiquement que “l’Arménie, mais aussi l’Iran, c’est l’Azerbaïdjan”.
La minorité indépendantiste azérie en Iran
De telles déclarations n’ont évidemment rien d’anodin en Iran, où l’indépendantisme azéri constitue une hantise et contribue régulièrement à tendre ses relations avec l’Azerbaïdjan. Avec 25 % de la population, les Azéris d’Iran représentent la première minorité du pays derrière les Persans. Elle demeure essentielle à la fabrique de la nation iranienne et est représentée au plus haut niveau de l’État puisque le guide suprême Ali Khamenei en est lui-même issu. On la localise principalement dans les provinces du nord-ouest de l’Iran, donc à ses frontières communes avec l’Arménie, la Turquie et l’Azerbaïdjan. Du temps du Shah comme de la République islamique, cette communauté a toujours suscité la méfiance de l’État iranien à cause de son courant séparatiste.
“En Iran, l’indépendantisme azéri constitue une hantise et contribue régulièrement à tendre ses relations avec l’Azerbaïdjan. Avec 25 % de la population, les Azéris d’Iran représentent la première minorité du pays derrière les Persans”
Aux yeux des Iraniens, les déclarations faites au sommet de Chouchi témoignent donc d’une volonté de l’Azerbaïdjan de soutenir l’irrédentisme azéri. À cet égard, la contre-attaque d’Ilham Aliyev, qui a reproché à l’Iran d’abriter des réfugiés politiques supposément impliqués dans des troubles à Gandja en 2018 [en juillet 2018, la tentative d’assassinat du maire de la deuxième plus grande ville du pays avait été suivie de manifestations sévèrement réprimées, ndlr], est apparue très ambiguë. Le président azéri faisait implicitement référence aux Hosseinites, un groupe de fondamentalistes azéris chiites dont le chef, Towhid Ibrahimbeyli, aurait été très proche de Ghassem Soleimani, le chef de la force Al-Qods assassiné en janvier 2020 par les Américains. Mais leur responsabilité dans les événements de Gandja reste sujette à caution. Enfin, plus qu’une remise en cause de l’intégrité du territoire azéri, le groupe réclame surtout la mise en place d’une république islamique semblable à sa voisine iranienne.
Soutien officieux de Bakou aux séparatistes azéris
Alors, Bakou réclame-t-il implicitement de l’Iran l’extradition de ces suspects en échange d’un contrôle du séparatisme azéri ? La possibilité n’aurait rien d’invraisemblable. Pour Téhéran, l’Azerbaïdjan entretient à dessein et de manière constante une politique stratégique anti-iranienne, qui touche aussi bien à la remise en cause de l’histoire et de la culture persane du pays – le grand poète Nizami Gandjevi est ainsi revendiqué comme une célébrité azérie et non iranienne – qu’à un soutien plus ou moins officieux à l’indépendantisme de l’Azerbaïdjan iranien.
“Pour Téhéran, l’Azerbaïdjan entretient à dessein et de manière constante une politique stratégique anti-iranienne, qui touche aussi bien à la remise en cause de l’histoire et de la culture persane du pays qu’à un soutien plus ou moins officieux à l’indépendantisme de l’Azerbaïdjan iranien”
La guerre du Haut-Karabakh en novembre 2020, et l’alliance militaire entre l’Azerbaïdjan et la Turquie dans ce conflit, a semble-t-il exacerbé cette tendance, d’autant plus que le soutien apporté par l’Iran à l’Arménie a été très mal compris par les Azéris du pays. Depuis la mise en place du cessez-le-feu, les relations entre Téhéran et Bakou s’enveniment régulièrement sur des questions de circulation frontalière et les efforts de coopération économique sont également mis à mal.
Le soutien turc à l’Azerbaïdjan contre l’Arménie
Derrière cette stratégie se distingue très nettement l’influence de la Turquie, qui cherche à étendre sa domination en Transcaucasie (Géorgie, Arménie et Azerbaïdjan) et exploite à cette fin la forte résonance du discours panturquiste (qui vise à réunir toutes les populations turcophones sous la bannière d’Ankara) en territoire azéri. De surcroît, les officiels iraniens estiment qu’Israël, l’un des principaux alliés militaires de l’Azerbaïdjan, joue également de ce contexte afin d’entretenir des voies d’accès au territoire iranien. Du point de vue de Téhéran, la défaite de l’Arménie en novembre 2020 ne peut dès lors s’expliquer que grâce au double soutien d’Israël et de la Turquie envers l’Azerbaïdjan, et aussi à l’effacement de la Russie, pourtant alliée traditionnelle de l’Arménie.
L’Iran se recentre sur la Transcaucasie
Traditionnellement concentrés sur les théâtres d’opérations du Moyen-Orient, les Gardiens de la révolution iraniens semblent à cet égard opérer un recentrage de leurs activités vers la Transcaucasie. Outre la défense de sa sécurité nationale face aux visées israéliennes, Téhéran s’inquiète à juste titre de l’expansionnisme turc et de l’idéologie panturquiste défendue par Erdogan, au risque d’une déstabilisation régionale.
“Alors que l’absence de la Russie crée un vide stratégique, il revient dès lors à l’Iran de limiter les ambitions turques dans son “étranger proche”, car celles-ci se heurtent à son inclusion dans des projets économiques régionaux”
Alors que l’absence de la Russie, tout aussi préoccupée par cette problématique mais embourbée dans la guerre en Ukraine, crée un vide stratégique, il revient dès lors à l’Iran de limiter les ambitions turques dans son “étranger proche”, car celles-ci se heurtent fondamentalement à ses propres intérêts, notamment à son inclusion dans des projets économiques régionaux. Mais pour être opérationnelle, cette réorientation stratégique nécessitera au préalable de normaliser les relations avec les États-Unis et Israël, et de renouer avec son rôle de médiateur entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie. Téhéran devra enfin se départir d’une certaine apathie qui aura laissé tout le temps à Ankara de développer ses partenariats en Asie centrale et jusqu’en Chine, faisant d’elle un potentiel “hub” commercial et énergétique, une place qui aurait dû légitimement revenir à l’Iran en vertu de sa centralité géographique.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans Le Nouvel Economiste du 18/05/2022.