Visite de Recep Tayyip Erdogan à Riyad le 28 avril, visite de Mohammed Ben Salmane à Istanbul moins d’un mois plus tard, le 22 juin, réconciliation officielle assortie de promesses d’une nouvelle ère de coopération, tant économique que diplomatique et militaire… La brouille sévère entre les deux pays, suite à l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi au consulat saoudien d’Istanbul le 2 octobre 2018, n’est plus qu’un mauvais souvenir. Le président turc comme le Prince héritier saoudien ont chacun leurs raisons de favoriser un tel rapprochement entre la Turquie et l’Arabie Saoudite. Pour Erdogan, en difficulté à un an des élections présidentielles, l’enjeu est de se rapprocher d’un bailleur de fonds alors que l’économie turque s’enfonce dans une grave crise monétaire qui déprécie sa monnaie, épuise les réserves de la Banque centrale turque et a entraîné une hausse de l’inflation de 73% en un an. Pour Mohammed Ben Salmane, l’objectif est avant tout de solder le contentieux lié à l’affaire Khashoggi – dont le dossier a été transféré à la justice saoudienne par la Turquie, à la demande pressante du Prince – et de redorer son image à l’international, en particulier en amont de la visite prochaine de Joe Biden à Jeddah.
L’aspect économique de ce rapprochement a néanmoins quelque peu occulté ses potentialités stratégiques et géopolitiques, pourtant le socle des relations entre la Turquie et l’Arabie Saoudite. L’Iran cependant, voisin immédiat de la Turquie et rival du royaume wahhabite, en a tout de suite mesuré l’impact négatif pour sa propre politique régionale. Téhéran n’a pas ménagé ses critiques envers Erdogan, accusé de « brader » la politique étrangère de son pays auprès des pétromonarchies sunnites du Golfe Persique. Certains analystes iraniens croient également voir la main des Etats-Unis dans ce rapprochement, car la Turquie et l’Arabie Saoudite réconciliées, et toutes deux alliées de Washington, pourraient officier comme des proxies américains au Moyen-Orient et d’endiguer la montée en puissance de l’Iran, laissant ainsi aux Etats-Unis toute latitude pour se consacrer à la Russie en Europe orientale, et à la Chine sur le front Indo-Pacifique.
Du point de vue iranien, outre qu’elle risque de renforcer la position de Riyad dans leurs négociations bilatérales sur la sécurité régionale, cette réconciliation entre deux puissances d’envergure – l’une par son poids militaire, l’autre par son poids financier et sa diplomatie d’influence religieuse – menace toute l’architecture de l’influence régionale de Téhéran, patiemment bâtie en Syrie, en Irak et au Yémen depuis quarante ans. Le cas de l’Irak est d’ores et déjà préoccupant. Sous réserve qu’elles parviennent à se coordonner, la Turquie et l’Arabie Saoudite pourraient en effet développer leur influence collective sur la scène politique irakienne. Milices chiites pro-iraniennes et forces turques basées dans le nord du pays se sont déjà régulièrement affrontées au cours des derniers mois, la Turquie déployant notamment son fameux drone de pointe Bayraktar TB2 qui lui permet de rivaliser avec l’Iran, pourtant passé maître dans l’usage d’une telle technologie. A cet égard, le développement d’un conflit de basse intensité, mené par proxy, entre les deux pays sur le territoire irakien est à craindre.
Sur le plan diplomatique et militaire, le nouvel axe Riyad-Ankara pourrait par ailleurs exercer une attraction certaine auprès d’autres puissances régionales, à commencer par Israël. Alors que l’Etat hébreu œuvre sans relâche pour finaliser l’organisation de « l’OTAN du Moyen-Orient », la Middle East Air Defense Alliance (MEAD), on devine le considérable potentiel que représenterait l’intégration de la Turquie à cette alliance compte tenu de sa force de frappe militaire.
L’Iran considère naturellement cette perspective comme particulièrement dangereuse pour sa sécurité, et celle-ci menace d’ailleurs directement son influence en Syrie. Bien qu’elle soit toujours demeurée implicite, il existe en effet une convergence d’intérêts entre la Turquie et l’Etat hébreu pour contrer l’Iran sur le théâtre d’opération syrien. Ankara, qui a besoin de sécuriser les zones qu’elle contrôle dans le nord-est du pays afin de permettre le retour d’un million de réfugiés, n’a jamais émis la moindre critique suite aux frappes israéliennes contre les forces iraniennes dans le pays. Une présence turque renforcée en Syrie porterait également atteinte à l’influence locale du PKK et aux Unités de protection du peuple (YPG), appuis de l’Iran notamment dans la lutte contre le djihadisme.
C’est enfin au Yémen, le principal théâtre d’affrontement entre l’Arabie Saoudite et l’Iran et leur premier sujet de négociations, que la Turquie pourrait devenir un game-changer, à tel point que Téhéran a accordé une attention toute particulière aux annonces d’Erdogan sur la politique saoudienne « contre le Yémen » lors de sa venue à Riyad. Ankara a toujours condamné les attaques des Houthis contre le royaume, et lui a même fourni dès le début de l’opération « Tempête décisive », en mars 2015, son soutien en matière de logistique et de renseignements. Déterminer si la réconciliation turco-saoudienne entraînera un transfert de compétences militaires et la vente des drones turcs à l’Arabie Saoudite demeure pour l’heure difficile, mais n’en reste pas moins une inquiétante possibilité.
Pour désamorcer cette menace, l’Iran dispose cependant de deux processus diplomatiques. Les discussions bilatérales entreprises à l’initiative de l’Arabie Saoudite en Irak, si elles parviennent à aboutir à un consensus et à une normalisation des relations entre Téhéran et Riyad, contribueraient certainement à diminuer les risques de tension régionale, et la méfiance de l’Iran à l’égard de l’irruption de la Turquie dans le jeu moyen-oriental. L’autre processus est évidemment celui du dossier nucléaire, qui demeure pour l’heure toujours en suspens. Bien qu’il n’implique pas directement l’Arabie Saoudite et la Turquie, son issue aura nécessairement des répercussions sur leur politique étrangère. Dans l’hypothèse souhaitable où l’Iran et les Etats-Unis normaliseraient enfin leurs relations, l’option de la confrontation permanente ne serait donc plus d’actualité.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 10/07/2022.