Rééquilibrage du marché énergétique, rapprochement militaire avec Pékin, contexte géopolitique au Moyen-Orient : les sujets qui vont occuper Joe Biden lors de sa visite prochaine en Arabie saoudite ne manquent pas. Aux États-Unis, les opposants radicaux à toute normalisation des relations entre Washington et Téhéran estiment que la visite présidentielle à Riyad permettra également de discuter d’un objectif sécuritaire essentiel et “commun” : l’endiguement de la puissance iranienne. Un récent article du magazine américain ‘Foreign Affairs’ estimait ainsi que les États-Unis devraient adopter à l’égard de l’Arabie saoudite la même attitude qu’à l’égard de Taïwan… Autrement dit, considérer toute agression contre le royaume wahhabite comme une déclaration de guerre justifiant une intervention militaire. C’est délibérément estimer que tous les efforts diplomatiques actuellement en œuvre seront inutiles face à la “menace” incarnée par l’Iran pour l’équilibre régional, et qu’il vaut donc mieux “préparer la guerre pour avoir la paix”.
Middle East Air Defense Alliance, l’option guerrière des États-Unis
Les quelques “faucons” présents au sein de l’administration Biden peuvent revendiquer la paternité de la Middle East Air Defense Alliance, sorte d’Otan du Moyen-Orient, dont Israël fait une promotion active auprès des pays arabes voisins – la Jordanie et l’Égypte, ainsi que tous les pays signataires des accords d’Abraham [Émirats arabes unis et Bahreïn, ndlr]. Soutenue par un projet de loi transpartisan au Congrès américain, l’idée vise à créer un réseau régional de systèmes de défense anti-aérien, capable de détecter toute attaque de l’Iran de manière précoce et d’organiser une riposte.
“La Middle East Air Defense Alliance, sorte d’Otan du Moyen-Orient vise à créer un réseau régional de systèmes de défense anti-aérien, capable de détecter toute attaque de l’Iran de manière précoce et d’organiser une riposte”
Bien que les deux pays collaborent officieusement dans de nombreux domaines depuis 2015 – notamment dans la sécurité et le renseignement –, la normalisation officielle des relations entre l’Arabie saoudite et Israël, avec l’appui des États-Unis, contribuerait à renforcer cette alliance, à légitimer le rôle militaire d’Israël au sein du monde arabe et à faciliter la coopération stratégique globale face à l’Iran.
Arabie saoudite, Émirats et Irak, la voie de l’apaisement
Considérer le conflit perpétuel comme la seule option possible entre l’Iran et ses voisins arabes contribue pourtant à entretenir un climat de tensions permanent au Moyen-Orient, et à faire stagner les divers processus de normalisation. C’est en effet oublier un peu vite que l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis ont pris le parti d’engager des discussions bilatérales avec l’Iran lorsqu’il s’est avéré évident que le soutien militaire des États-Unis en cas d’attaque n’était plus acquis. Soumise à de multiples frappes émanant de l’Iran ou de ses proxies, l’Arabie saoudite a préféré rouvrir la porte de la diplomatie, fermée entre les deux pays depuis 2016, avec l’Irak comme médiateur. Initiées en 2019, les discussions ont jusqu’à présent permis quelques avancées : l’Iran dispose d’une représentation diplomatique plus conséquente au sein de l’Organisation de la coopération islamique basée en Arabie saoudite, envoie de nouveau des pèlerins accomplir le Hajj et se montre ouvert à la recherche d’une solution pacifique au Yémen. L’Irak, qui a également facilité les échanges diplomatiques entre l’Iran, la Jordanie et l’Égypte, est de son côté déterminé à s’imposer sur la scène du Moyen-Orient comme l’architecte d’un dialogue inclusif et multilatéral dans la région. La première Conférence de Bagdad pour la coopération et le partenariat, activement soutenue par la France, se voulait un outil facilitant cet objectif.
“Considérer le conflit perpétuel comme la seule option possible entre l’Iran et ses voisins arabes contribue à faire stagner les divers processus de normalisation”
De leur côté, les Émirats arabes unis, leader des importateurs depuis l’Iran, ont été encore plus proactifs que leur voisine saoudienne afin de reconstruire les liens économiques qui les unissaient à Téhéran avant la campagne de “pression maximale” américaine. La relation s’est tant et si bien rétablie que l’administration Biden a dépêché une délégation du Trésor américain à Dubaï afin de rappeler que l’Iran demeurait encore sous sanctions.
Les excellentes relations d’Oman et du Qatar avec l’Iran
Ces efforts de détente font écho aux excellentes relations diplomatiques que la République islamique entretient par ailleurs avec le sultanat d’Oman, qui n’ont connu aucune rupture depuis plus d’un demi-siècle. Inlassable médiateur entre Téhéran et Washington, c’est Oman, du temps du sultan Qabus ibn Saïd, qui avait favorisé le dialogue entre les deux adversaires en 2012-2013, un rôle d’influence que poursuit son héritier et cousin, le sultan Haïtham ben Tariq. Le Qatar, régulièrement choisi pour héberger les échanges indirects entre les Iraniens et les négociateurs américains sous l’égide de l’Union européenne, inscrit également ses relations avec l’Iran dans cette lignée.
Nouvel équilibre régional en cours d’installation
Le dialogue diplomatique entre les principales puissances du golfe Persique témoigne des rééquilibrages géopolitiques actuellement à l’œuvre dans la région. Washington ne peut les ignorer. Pourtant, certains envisagent sans états d’âme de favoriser la course à l’armement, voire de faire bénéficier l’Arabie saoudite d’un “parapluie nucléaire”, estimant que le déploiement de hard-power est la seule solution viable vis-à-vis de l’Iran. Personne ne s’y est pourtant jamais risqué en raison du potentiel de déstabilisation qu’une telle entreprise engendrerait au Moyen-Orient. Mais si les États-Unis se montrent sceptiques face au succès éventuel de la diplomatie, les acteurs régionaux, les premiers concernés, persistent à lui laisser sa chance. Bien que les États arabes du golfe Persique aspirent à une meilleure sécurité, ils n’en demeurent pas moins conscients que le cycle perpétuel “escalade-tensions” s’est avéré contre-productif pour garantir la stabilité régionale. Fermer la voie diplomatique ne sera en aucun cas un moyen de dissuasion efficace avec l’Iran, bien au contraire.
“Le dialogue diplomatique entre les principales puissances du golfe Persique témoigne des rééquilibrages géopolitiques actuellement à l’œuvre dans la région. Washington ne peut les ignorer”
Compte tenu de ces évolutions constructives, faire du Moyen-Orient une région divisée entre “États voyous” et “alliés” n’a plus rien de réaliste. Une telle lecture du réel ne peut qu’engendrer de graves erreurs d’appréciation, voire un échec total des stratégies américaines dans la région. L’administration Biden doit dès lors déterminer une nouvelle politique étrangère au Moyen-Orient, qui ferait des États arabes les véritables initiateurs d’un multilatéralisme local. En outre, une authentique mise en retrait des Américains ne pourra être facilitée que grâce à un nouvel accord sur le nucléaire iranien, que la plupart des pays membres du Conseil de coopération du Golfe souhaitent désormais. Comme l’Europe le démontre depuis plus d’un demi-siècle, la création d’interdépendances économiques reste la solution la plus efficace pour éviter les conflits.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans Le Nouvel Economiste du 14/07/2022.