Pour son deuxième voyage à l’étranger depuis le début de la guerre en Ukraine, Vladimir Poutine a choisi de se rendre à Téhéran mardi 19 juillet, dans le cadre d’un sommet qui réunissait les trois protagonistes du processus d’Astana [ensemble de rencontres multipartites entre différents acteurs de la guerre civile en Syrie, dont la Russie, l’Iran et la Turquie, ndlr]. Mais la Syrie, qui devait être au centre des échanges, est clairement devenue une question secondaire pour le président russe, venu essentiellement renforcer les relations bilatérales entre la Russie et l’Iran.
“Dans la partie d’échecs à laquelle se livrent l’Occident et la Russie, l’Iran est devenu crucial pour assurer le succès des politiques sécuritaires, énergétiques et géo-économiques de Moscou”
Le timing de sa visite, survenue trois jours à peine après celle de Joe Biden en Arabie saoudite, n’est pas passé inaperçu, pas plus que sa charge symbolique. Chacune des deux grandes puissances du monde bipolaire d’après 1945 dispose désormais au Moyen-Orient d’une puissance alliée. Et dans la partie d’échecs à laquelle se livrent l’Occident et la Russie, l’Iran est devenu crucial pour assurer le succès des politiques sécuritaires, énergétiques et géo-économiques de Moscou. Si durant sa tournée, Joe Biden a semblé délaisser la politique isolationniste pour rappeler que les États-Unis conserveraient une présence significative dans la région, Vladimir Poutine a formulé lors de son séjour iranien une forme de contre-proposition.
Communauté d’intérêts Iran-Russie
Pour sa cinquième rencontre avec le chef du Kremlin en vingt ans, le guide suprême Ali Khamenei a confirmé que les évolutions mondiales nécessitaient plus que jamais une coopération mutuelle entre l’Iran et la Russie. Sur le plan idéologique, les deux nations partagent de longue date une méfiance, voire une détestation commune pour les États-Unis, et un souhait de voir advenir un monde multipolaire dont elles seraient les pièces maîtresses, puissantes et indépendantes.
“Pour Téhéran, il s’agit de consolider ses appuis (surtout lorsque ceux-ci disposent d’un siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU), alors qu’une coalition militaire est en cours d’élaboration entre ses voisins arabes et Israël. Pour Moscou, il s’agit avant tout de montrer que la Russie n’est pas isolée, en dépit des sanctions”
L’alignement stratégique entre l’Iran et la Russie contre l’Occident, engagement réitéré par le président Ebrahim Raïssi lors de sa visite à Moscou en janvier dernier, a été considérablement accéléré par la crise ukrainienne. Chacun a en effet un intérêt en jeu : pour Téhéran, il s’agit de consolider ses appuis (surtout lorsque ceux-ci disposent d’un siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU), alors qu’une coalition militaire est en cours d’élaboration entre ses voisins arabes et Israël, et que ses ambitions nucléaires posent toujours problème aux États-Unis. Pour Moscou, il s’agit avant tout de montrer que la Russie n’est pas isolée, en dépit des sanctions financières occidentales. Les deux pays cherchent enfin à contourner ces contraintes économiques et à réduire la menace qu’elles exercent sur leur stabilité politique.
Armes économiques et militaires
Dans un tel contexte géopolitique, l’Iran et la Russie ont donc fait le choix de renforcer prioritairement leur coopération économique pour bénéficier de leurs marchés respectifs et maintenir leur commerce extérieur. Le message, adressé aux Occidentaux, revient finalement à nier la validité de leurs sanctions économiques. Lors du sommet de Téhéran, la Russie a ainsi convenu de faire transiter dix millions de tonnes de marchandises par le corridor de transport international Nord-Sud, qui relie Mumbai à Moscou via l’Iran et l’Azerbaïdjan, ce qui représentera une source de revenus importants pour la République islamique. Moscou devrait également reprendre les contrats de développement de l’industrie pétrolière et gazière iranienne, suspendus depuis le retrait américain du JCPoA en mai 2018. La finalisation de l’accord stratégique établi sur 20 ans entre la Russie et l’Iran, de l’accord de libre-échange entre l’Iran et l’Union économique eurasiatique, et enfin de l’adhésion de l’Iran à l’Organisation de coopération de Shanghai, ont également occupé les échanges entre les présidents Poutine et Raïssi.
“L’Iran et la Russie ont fait le choix de renforcer prioritairement leur coopération économique pour bénéficier de leurs marchés respectifs et maintenir leur commerce extérieur. Le message, adressé aux Occidentaux, revient finalement à nier la validité de leurs sanctions économiques”
Dans la lignée de leur engagement mutuel sur le théâtre syrien depuis 2011, la coopération sera également renforcée sur le plan militaire. Première puissance du Moyen-Orient dans l’usage des drones de pointe, l’Iran aurait récemment proposé à la Russie de lui fournir cet arsenal et de former ses militaires à leur usage dans le cadre de la guerre en Ukraine. En retour, Moscou pourrait fournir des systèmes avancés de défense aérienne et des avions de chasse à Téhéran.
Une brèche dans l’accord sur le nucléaire iranien
Une alliance renforcée entre la Russie et l’Iran sera donc naturellement menaçante pour les intérêts occidentaux au Moyen-Orient. À cet égard, ce rapprochement signe l’échec patent des Américains sur le dossier iranien, qui de promesses non tenues en négociations interminables, ont peut-être définitivement laissé passer le moment de la normalisation tant souhaitée avec l’Iran. Le vide stratégique engendré par le retrait unilatéral des États-Unis du JCPoA a laissé, en quatre ans, toute latitude à la grande puissance concurrente, la Russie, de combler la brèche, et de s’imposer comme la seule alternative d’envergure pour Téhéran. Lors de ce sommet iranien, la volonté de Vladimir Poutine a bien été de montrer qu’en dépit de l’adversité, il demeurait un leader capable de résister à toute évolution géopolitique contraire aux intérêts de la Russie dans ses aires d’influence immédiate.
“Ce rapprochement signe l’échec patent des Américains sur le dossier iranien, qui de promesses non tenues en négociations interminables, ont peut-être définitivement laissé passer le moment de la normalisation tant souhaitée avec l’Iran”
L’opinion publique iranienne n’en considère pas moins ces évolutions diplomatiques avec prudence et méfiance. Très divisés sur la question de l’invasion de l’Ukraine, quand ils ne s’y opposent pas radicalement – à l’instar des réformateurs qui l’ont publiquement dénoncée comme une faute – les Iraniens craignent que le régime ait “vendu” les intérêts de leur pays au mauvais camp. Dans un ordre mondial encore dominé par les États-Unis, le pari d’une survie dans un monde multipolaire – qui n’est pas encore un état de fait – peut être effectivement hasardeux.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans Le Nouvel Economiste du 27/07/2022.