En avril dernier, l’Irak a vu mourir le lac de Sawa, paradis des oiseaux migrateurs et des Irakiens qui aimaient, il y a encore vingt ans, s’y baigner et y pique-niquer. Vieux de 5 000 ans, ce lac s’était formé au bord de l’Euphrate, frontière ouest du mythique Croissant fertile bordé à l’est par le Tigre, un “miracle” géographique et climatique qui donna au monde la civilisation mésopotamienne, l’agriculture et l’écriture. Aujourd’hui, de Sawa, il ne reste quasiment plus une goutte d’eau. Outre que ce désastre écologique risque d’entraîner la disparition d’un patrimoine naturel inestimable, il menace aujourd’hui des régions entières d’Irak, dépendantes de l’élevage et de l’agriculture pour leur subsistance la plus essentielle. Les agronomes irakiens estiment le lac entre 5 et 10 % de sa superficie originelle, et il est aujourd’hui réduit à une mare dépendante d’une unique nappe phréatique surexploitée par les puits illégaux qui alimentent les élevages ou les usines avoisinants.
Changement climatique et catastrophe humanitaire
Incontestablement, le changement climatique tient une part de responsabilité dans cette catastrophe multifactorielle. Le pays accuse un grave déficit hydrique depuis trois ans, une absence de pluies saisonnières et des températures extrêmes pouvant atteindre 50 °C, ce qui a accéléré la désertification, la baisse du niveau des fleuves et la réduction des réserves d’eau de 60 % par rapport à 2021. En vingt ans, le débit cumulé du Tigre et de l’Euphrate, qui fournissent 98 % des surfaces en eau de l’Irak, a été divisé par deux.
“L’Irak court au-devant d’une catastrophe écologique et humanitaire. D’ici 2040, les ingénieurs et experts irakiens les plus pessimistes estiment que le pays sera devenu inhabitable en raison du manque d’eau… alors que les prévisions démographiques annoncent un quasi-doublement de sa population d’ici 2050.”
Cruelle, cette situation promet malheureusement de se répéter d’ici 2040 dans de nombreuses régions du Moyen-Orient. L’Irak fait partie de ce que le World Resources Institute nomme la “diagonale de la soif”, vaste région s’étendant du Maroc à la Chine du Nord-Est qui regroupe 5 milliards de personnes et pourrait accuser de très graves pénuries d’eau en quelques décennies. En vérité, le pays court au-devant d’une catastrophe écologique et humanitaire. D’ici 2040, les ingénieurs et experts irakiens les plus pessimistes estiment qu’il sera devenu inhabitable en raison du manque d’eau… alors que les prévisions démographiques annoncent un quasi-doublement de sa population d’ici 2050.
Absence d’anticipation des politiques publiques
Les conditions climatiques, si elles sont indéniables, n’expliquent pourtant pas à elles seules la gravité de la situation. Ingénieurs, agronomes et militants écologistes irakiens dénoncent un trait malheureusement courant dans les pays soumis à la fois à des phénomènes climatiques extrêmes et à une instabilité politique chronique renforcée par les situations de conflits : le manque d’anticipation. Engagé régulièrement dans des guerres depuis quarante ans, l’Irak a trop longtemps négligé l’élaboration d’une politique publique volontariste pour rationaliser l’usage de l’eau. Entre le creusement de puits illégaux (5 000 dans la seule région d’Al-Mouthanna, puisant jusqu’à 400 mètres de profondeur) et le maintien des méthodes d’irrigation par inondation héritées de l’Antiquité, aucune méthode moderne économe et favorisant une répartition raisonnée de l’eau n’a été soutenue par les pouvoirs publics. En 2014, soit un an avant que le niveau du lac de Sawa ne commence à baisser, le gouvernement irakien avait défini un plan d’action globale contre la crise hydrique, avec 180 milliards de dollars d’investissements sur vingt ans. Il n’a jamais été mis en œuvre. Depuis fin 2020, l’équipe de Mustafa Al-Kadhimi multiplie plans dédiés et budgets d’urgence en coopération avec l’ONU, sans réussir à lever le doute quant à leur efficacité.
“Ingénieurs, agronomes et militants écologistes irakiens dénoncent le manque d’anticipation, aucune méthode moderne économe et favorisant une répartition raisonnée de l’eau n’a été soutenue par les pouvoirs publics”
Face à l’augmentation de la salinité des sols qui détruit les cultures et favorise les maladies, les Irakiens abandonnent en masse l’agriculture, qui ne représente plus que 26 % du PIB du pays. Sept millions d’Irakiens (et combien de millions d’autres demain ?) sont déjà menacés de devenir des réfugiés climatiques, et cette préoccupation, globale, inquiète d’autant plus que l’Irak est également un “hotspot” géopolitique susceptible de devenir, une fois de plus, une zone de conflit pour la maîtrise de “l’or bleu”.
Turquie, Syrie, Iran, Irak : guerre de l’eau entre les quatre États riverains
La réduction du débit du Tigre et de l’Euphrate tient en effet au choix de modèle économique et à la mauvaise gestion concertée des pays voisins qu’ils traversent. Les deux fleuves mythiques traversent la Syrie et l’Irak pour se jeter dans le golfe Persique via le delta du Chatt-el-Arab, l’Iran appartenant aussi à ce bassin fluvial car il contrôle plusieurs affluents du Tigre, comme la Diyala, qui naissent sur son territoire. Mais la majeure partie du débit des deux fleuves se constitue en Turquie, pays d’origine de leurs sources.
“Point géopolitique critique, tout le bassin hydrographique du Tigre et de l’Euphrate coïncide avec le Kurdistan… ce qui a rapidement fait de l’eau une arme politique pour la Turquie, qui promet de ne pas réduire le débit des fleuves en échange de concessions de la part de ses voisins, notamment syriens, sur la question kurde”
Tous ces États riverains du bassin se trouvent donc rivaux pour capter et gérer la précieuse ressource, la Turquie possédant grâce à sa géographie un indéniable avantage qu’elle ne manque pas d’exploiter. Depuis le premier barrage construit en 1938 jusqu’au barrage Atatürk, quatrième plus grand barrage du monde achevé au début des années 1990, Ankara a multiplié les infrastructures en amont des deux fleuves dans le cadre du Programme régional de développement de l’Anatolie du Sud-Est, qui doit la doter de 22 barrages d’ici 2029. Point géopolitique critique, tout le bassin hydrographique du Tigre et de l’Euphrate coïncide avec le Kurdistan… ce qui a rapidement fait de l’eau une arme politique pour la Turquie, qui promet de ne pas réduire le débit des fleuves en échange de concessions de la part de ses voisins, notamment syriens, sur la question kurde. Les protocoles sur l’eau signés avec l’Irak en 1984, puis avec la Syrie en 1987, garantissent ainsi un débit minimal annuel de l’Euphrate de 500 m3 d’eau, en échange d’une lutte contre le PKK. Mais cette promesse n’est pas toujours tenue. L’Irak a connu depuis les années 1980 plusieurs sécheresses induites par la réduction du débit de l’Euphrate en amont. Plus récemment, en 2020, la Turquie a inauguré le barrage Illisu sur le Tigre, qui a eu des conséquences environnementales immédiates en Irak, en plus de causer un désastre archéologique et humanitaire – la mise en service du barrage a totalement immergé le village d’Hasankeyf, douze fois millénaire. La principale difficulté est que les quatre pays riverains des deux fleuves peinent à mettre en place un partage négocié et équitable des eaux, bien que le changement climatique les concerne tous.
Cette gestion conflictuelle, en plus de la raréfaction de l’eau et de l’accroissement du niveau de pauvreté des populations locales, crée donc toutes les conditions pour que le mythique Croissant fertile devienne le théâtre d’une future “guerre de l’eau”. La Syrie et la Turquie avaient déjà frôlé l’affrontement en 1974. Ironie du sort, la première guerre de l’eau de l’histoire de l’humanité avait déjà eu lieu à Sumer, il y a 2 500 ans, entre les cités-États de Lagash et Umma.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans Le Nouvel Economiste du 16/08/2022.