La guerre en Ukraine laissait à craindre que Vladimir Poutine n’use de l’arme du gaz pour faire chanter les Occidentaux. Cette crainte est désormais réalité, avec les coups d’arrêt récurrents opérés par Gazprom sur le gazoduc Nordstream, officiellement pour des raisons de maintenance ou de règlement de facture tardif de la part des Européens. Face à l’enlisement du conflit, le Kremlin utilise plus que jamais la dépendance énergétique de l’Europe, son principal point faible, en représailles de leur soutien à l’Ukraine. Dès le printemps, les Européens s’étaient inquiétés des perspectives d’une crise énergétique pour l’hiver 2022, dans un contexte d’inflation et de pénuries déjà problématique. Le choc gazier est désormais bien là : en janvier 2021, le gaz s’échangeait à 15 euros/Mwh, contre près de 300 euros aujourd’hui. La récession est donc une perspective crédible pour le continent européen d’ici la fin de l’année.
Certes, cette situation permet à l’Union européenne de prendre enfin conscience des nombreux dysfonctionnements qui caractérisent son marché de l’énergie. L’indexation des prix de l’électricité sur ceux du gaz a eu l’effet pervers que l’on constate aujourd’hui, en rendant les pays-membres totalement dépendants des fluctuations de deux énergies essentielles à leurs économies. La diversification des sources d’approvisionnement est rapidement apparue comme une seconde difficulté, alors que la Russie fournit près de 75% du gaz européen (parfois jusqu’à 100% pour les pays d’Europe de l’Est comme la Pologne ou la Bulgarie). L’Europe peut certes importer du GNL auprès du premier producteur mondial, les Etats-Unis, et la Grèce s’impose d’ailleurs comme un « hub énergétique » via le terminal de Revithoussa, au large de l’Attique, pour l’écouler vers l’Europe centrale, tout comme le gaz en provenance d’Azerbaïdjan grâce au gazoduc Trans-Adriatique. Cela reste néanmoins insuffisant pour couvrir les besoins des Vingt-Sept.
Régulièrement évoquée depuis le début de la guerre, l’hypothèse d’un véritable retour de l’Iran sur la scène économique mondiale avait gagné en crédibilité ces dernières semaines, à la faveur des dernières négociations relativement optimistes sur un nouveau Joint Comprehensive Plan of Action. Une levée des sanctions imposées à l’Iran depuis mai 2018 permettrait en effet de pérenniser la baisse des cours du brut observée cet été. Possédant les quatrièmes réserves mondiales de pétrole, Téhéran pourrait en trois mois augmenter sa production quotidienne d’un million de barils, et exporter plus de deux millions de barils de brut quotidiens, soit le double de son volume actuel. 44 millions de barils sont aujourd’hui stockés en mer au large de la Chine et de Singapour, et pourraient rapidement revenir sur le marché en cas de levée des sanctions.
Pour l’heure, l’économie européenne bénéficie encore d’une période d’adaptation avant la mise en œuvre effectif du sixième paquet de sanctions contre la Russie, qui prévoit à partir de janvier 2023 un embargo (avec des exemptions) sur son pétrole. L’alternative représentée par l’Iran serait alors bienvenue pour éviter une nouvelle flambée des cours, et l’agence Goldman Sachs estime déjà qu’un retour des hydrocarbures iraniennes permettrait de faire baisser le prix du baril, prévu autour de 125 dollars pour 2023, de 5 à 10 dollars.
Idéal sur le papier, l’éventuel partenariat énergétique entre l’Europe et l’Iran reste une solution néanmoins marquée par de nombreuses faiblesses et inconnues. Dépositaire de la seconde plus grande réserve mondiale de gaz naturel, l’Iran est en effet l’un des trois principaux producteurs derrière les Etats-Unis et la Russie, avec un volume de 250,8 milliards de m3 en 2020, selon le BP Statistical Review of world energy 2021. Mais l’essentiel de cette production reste destiné à un usage domestique, et son exportation extrêmement restreinte. Isolé, après quarante ans de sanctions internationales, de la plupart des grands circuits d’acheminement énergétique entre l’Asie centrale et l’Europe, l’Iran ne dispose pas des infrastructures nécessaires à l’exportation vers le continent européen ou à l’élaboration de GNL.
L’aspect technique de la mise en œuvre d’un éventuel accord sur le nucléaire est une seconde difficulté difficilement contournable. Les nouvelles conditions de l’accord, et notamment la possibilité pour l’Iran d’exporter à nouveau ses produits énergétiques, demanderont vraisemblablement plusieurs mois pour être effectives et n’interviendront pas, dans les faits, avant début 2023. L’effet positif de la levée des sanctions ne sera donc pas ressenti en Europe dès cet hiver, même si un accord était signé dans les prochaines semaines.
Cette perspective elle-même devient très incertaine, alors que les détails du futur accord restent encore difficiles à déterminer. Washington avait jugé les avant-dernières contre-propositions iraniennes « ni constructives ni encourageantes ». Certes, la République islamique a déjà obtenu des contrats économiques garantis sur plusieurs années, et la possibilité de conserver son uranium enrichi sur son territoire pour redémarrer immédiatement son programme nucléaire en cas de nouveau retrait américain. Mais le régime iranien, désireux d’attirer les investissements étrangers nécessaires à son développement économique, souhaite in finedes garanties solides pour la pérennité de l’accord en cas d’alternance politique à Washington. C’est ce qui est juridiquement et politiquement difficile à obtenir de l’administration Biden, à deux mois d’une importante échéance électorale.
La négociation n’en reste pas moins ouverte, et Téhéran a de nouveau renvoyé sa version du texte final aux Etats-Unis. L’attente, encore une fois, est de mise. Mais ce serait une erreur de négliger ici le pouvoir de nuisance de l’Arabie Saoudite. Alors que l’OPEP + produit 2,7 millions de barils quotidiens de moins par rapport à ses objectifs, et que l’Arabie Saoudite se refuse à combler le manque à gagner en dépit de l’intense lobbying de l’administration Biden, Riyad a signifié récemment qu’elle pourrait diminuer drastiquement sa production afin de maintenir un cours du brut élevé, si d’aventure l’Iran réintégrait le marché mondial. Confrontés à l’urgence, les Européens ne disposent donc d’aucune solution satisfaisante et immédiate, ce qui les obligera nécessairement à faire des choix douloureux.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 04/09/2022.