Depuis le décès de Mahsa Amini le 16 septembre, des dizaines de nouvelles villes rejoignent chaque soir le mouvement sans précédent qui secoue l’Iran. A ce jour, la répression des forces de sécurité a déjà fait plus de 150 morts et entraîné l’arrestation de plus de 1200 personnes, dont de nombreux journalistes et activistes ayant recours aux réseaux sociaux pour maintenir les canaux de communication des manifestants, en dépit des efforts du régime pour les censurer.
La mort en détention d’une jeune femme en visite à Téhéran a été l’allumette mettant le feu aux poudres d’une insurrection qui ne demandait qu’à exploser face à des perspectives économiques et un avenir plus que sombres pour l’Iran. « Femme, vie, liberté », est devenu le slogan joyeux de la révolte la plus violente depuis dix ans, une devise qui fait presque écho au « Liberté, égalité, fraternité » qui orne les frontispices français. Par un autre slogan plus virulent, « mort au dictateur », qui désigne le Guide suprême Ali Khamenei, c’est l’un des symboles les plus essentiels et clivants de la République islamique et de son système théocratique qui est visé par la population. Y compris dans les villes religieuses comme Qom ou Mashhad, les femmes ôtent et brûlent leur voile chaque soir, dansent devant des feux de joie improvisés, protégées par les autres manifestants, dont de nombreux hommes, de la répression policière.
Depuis 2009, qu’elles soient motivées par les fraudes électorales (2009), une économie en déclin (2017) ou la hausse des prix du carburant (2019), les insurrections sont devenues récurrentes en Iran, et les autorités y ont systématiquement répondu par la violence, jamais par des solutions politiques. La révolte de 2022 ne fait, pour l’heure, pas exception à la règle. Cependant, elle se démarque par un caractère social inédit, réunissant toutes les classes sociales du pays, toutes les minorités ethniques, sans limite géographique. En dépit des difficultés d’accès aux informations, Iraniens et observateurs étrangers confirment que les manifestations, présentes dans près de 80 villes du pays, dépassent tous les épisodes précédents en intensité.
Cette diversité sociale et ces modes d’action montrent que les revendications vont bien au-delà de la contestation du voile. Les défaillances de la République islamique touchent non seulement l’exercice des libertés fondamentales et son système répressif, mais aussi une économie en situation de survie, une corruption endémique et toutes les questions relatives à l’adaptation du pays au changement climatique, sujets fondamentaux auxquels elle n’a apporté aucune réponse satisfaisante. La politique du « regard tourné vers l’Est » a certes permis à l’économie iranienne d’éviter la banqueroute, mais en aucun cas de générer croissance, qualité de vie pour les Iraniens, et adaptation aux défis de l’avenir. A cet égard, le bilan du gouvernement d’Ebrahim Raïssi n’est qu’une succession d’échecs : construction d’un million de logements neufs par an, création d’un million d’emploi, hausse du salaire des enseignants, autant de promesses non tenues parce que l’Iran demeure sous un régime de sanctions, du fait de la lenteur des négociations à Vienne (un état de fait qu’on ne peut certes pas totalement imputer à Téhéran), et donc dans la marginalité économique. En outre, le régime n’a défini aucune politique publique d’envergure ni de plan d’investissements pour répondre à l’un des principaux (si ce n’est le plus grave) défis qui attend l’Iran dans les prochaines décennies : l’insécurité hydrique. Le pays connaît déjà deux désastres écologiques majeurs, dans la province d’Ispahan avec l’assèchement du « fleuve fertile » Zayandeh Roud, et dans l’Azerbaïdjan iranien autour du lac d’Oroumieh, un joyau du nord du pays menacé de disparaître en raison d’une gestion calamiteuse de l’eau depuis quarante ans. Particulièrement à Ispahan, les manifestations des Iraniens contre les pénuries d’eau s’étaient déjà muées en dénonciations de l’inefficacité du régime pour répondre aux crises sociales et environnementales.
La mort de Mahsa Amini a été le catalyseur de toutes ces frustrations populaires, d’une envie d’assurer à l’Iran un véritable avenir. Les élections présidentielles de 2021, largement boudées par les Iraniens, ont achevé de leur démontrer que le système ne pouvait plus se réformer et apporter les changements qu’ils espèrent. Face à un régime qui bloque les communications, manipule l’information et les élections, quel lieu leur reste t-il pour clamer leur colère, sinon la rue ? Le mouvement de septembre 2022 connaît ainsi une violence inédite, car il traduit un profond désespoir. Presque « pressés » de nuire au régime avant une répression qui risque d’être sanglante, de nombreux manifestants n’hésitent même plus à incendier les véhicules des forces de sécurité et à agresser les forces paramilitaires des Gardiens de la Révolution.
Une fois encore, le bras de fer s’est donc installé entre la population et le régime. Entre une économie exsangue, des alliés internationaux inquiets de leurs seuls intérêts, et un Guide suprême dont la santé décline, la République islamique restera certainement réfractaire aux concessions dans ce contexte de grande incertitude. Mais l’usage de la violence, dont elle est coutumière, ne règlera en rien les problèmes énoncés plus haut, tout au plus lui permettra-t-il de différer leur résolution encore un peu plus longtemps. C’est sans doute ce déni de réalité qui lui coûtera, in fine, sa stabilité.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 04/10/2022.