L’une des originalités du mouvement contestataire actuellement en cours en Iran est qu’il transcende radicalement toutes les classes de la société et toutes les minorités. Mais si le pays explose sans limite géographique, une région et une minorité se distinguent tout de même par la virulence de leur réaction à la mort de Mahsa Amini. Le Kurdistan iranien, dont la jeune femme était originaire, a en effet vécu son décès comme un affront supplémentaire de la République islamique à son égard. Les toutes premières manifestations ont ainsi été organisées dans sa ville natale, Saqqez, et se sont rapidement propagées à toutes les provinces où les Kurdes iraniens sont majoritaires, c’est à dire dans le nord-ouest du pays (provinces d’Azerbaïdjan occidental, du Kurdistan, de Kermânchâh et d’Ilâm), ainsi qu’à d’autres régions non-kurdes comme celles du nord du Khorassan, le Sistan, le Fârs et le Baloutchistan. Dans le nord-ouest, d’où Mahsa Amini était originaire, la virulence de la répression du régime a été immédiatement à la hauteur de la fureur des habitants, faisant 17 morts, dont quatre enfants, en quelques jours seulement.
Cette détermination qui vise tout particulièrement les Kurdes dépasse largement la disparition de Mahsa Amini. Elle possède une motivation politique, qui s’explique par plus d’un siècle de méfiance réciproque entre les Kurdes et l’Etat iranien, que ce soit sous la monarchie Pahlavi dès les années 1920, ou sous la République islamique à partir de 1979.
La problématique kurde tient en effet une place particulière en Iran, du fait d’une crainte persistante envers les aspirations séparatistes des différentes minorités ethniques, qui ont toujours inquiété le pouvoir central en dépit de leur participation à l’identité multiculturelle et multiethnique du pays. Descendants des Mèdes, l’un des premiers peuples de la Perse ancienne de souche indo-iranienne, les Kurdes contribuent particulièrement à cette iranité, en dépit de leur culture, langue et traditions propres et d’une différence confessionnelle majeure – ils sont majoritairement sunnites dans un pays où le chiisme est religion d’Etat.
Aujourd’hui, ils représentent entre 10 et 15% de la population iranienne selon les estimations, et le troisième ensemble ethnique d’Iran derrière les Persans et les Azéris. Comme ces derniers, leur population se répartit entre différents pays voisins, en Irak, en Syrie et en Turquie, toutes ces populations aspirant selon des degrés divers au grand Kurdistan autonome qui leur avait été promis à la chute de l’Empire ottoman, par le traité de Sèvres.
Promesse qui n’a jamais été tenue, mais qui a posé les bases du nationalisme kurde et qui reste une des aspirations de nombreux partis politiques kurdes, armés, comme le Parti des Travailleurs du Kurdistan (le fameux PKK) ou le Parti de la liberté du Kurdistan, fondé en Iran en 1991 mais réfugié en Irak. En Iran, la fondation de la république de Mahâbâd en 1946 demeure incontournable de la mythologie kurde contemporaine.
L’angoisse existentielle de Téhéran envers le risque séparatiste, notamment azéri et baloutche, est donc tout aussi vivace face au projet d’une nation kurde qui entraînerait, s’il devenait un jour réalité, de considérables pertes démographiques et territoriales pour l’Iran. Elle s’est traduite socialement pour les Kurdes par un quotidien émaillé de discriminations. Certes, le régime se montre tolérant envers leurs traditions vestimentaires et musicales, ainsi qu’envers leurs médias en langue kurde. Pour autant, les ONG internationales et même l’ONU rapportent régulièrement le traitement inégal entre ethnies iraniennes, les Kurdes représentant, selon un rapport onusien du 16 août 2019, plus de la moitié des détenus pour atteinte à la sécurité nationale, condamnés à des peines particulièrement sévères. Le Kurdistan iranien demeure une région pauvre, l’une des moins développées d’Iran, et les vexations d’ordre social et culturel sont nombreuses dont notamment, l’interdiction d’enseignement du kurde, langue non reconnue par l’Etat, dans les écoles.
Ce sort est partagé au demeurant par la plupart des minorités d’Iran, ajoutant à la longue liste des griefs reprochés à la République islamique par les manifestants une coloration territoriale et ethnique. « Ce n’est pas qu’une histoire de voile : les Kurdes veulent la liberté », jugeait la porte-parole du Parti de la liberté du Kurdistan. Comme pour leurs compatriotes iraniens d’autres ethnies, la mort de Mahsa Amini a été le catalyseur de frustrations profondes et anciennes, et d’une critique unanime contre la République islamique.
Parfaitement conscient du caractère explosif des manifestations dans des régions si critiques, Téhéran n’a pas hésité à frapper directement les groupes séparatistes réfugiés en Irak, dans ce qui semble être l’opération militaire la plus intense menée chez son voisin ces dix dernières années. Les services anti-terroristes du Kurdistan irakien évoquent plus de soixante-dix bombardements, ayant causé la mort de 13 personnes et 58 blessés, notamment à l’est d’Erbil. Pour les Kurdes, iraniens comme irakiens, ces violences sont avant tout un aveu d’impuissance d’un régime illégitime et acculé, incapable de fournir une réponse politique aux trop nombreuses problématiques qui, plus encore que les risques séparatistes, fissurent la cohésion nationale de l’Iran.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 09/10/2022.