Il y a près de cent ans, sous l’impulsion de Mustafa Kemal « Atatürk », la Turquie musulmane s’était pourtant distinguée au sein du monde musulman, en interdisant le port du voile dans les administrations publiques et en inscrivant la laïcité dans sa Constitution. Cette question, qui a fortement clivé le débat politique turc dès la mort du « père des Turcs », refait surface à huit mois des élections présidentielles et législatives de 2023. Et l’initiative est venue du camp le moins susceptible de porter un tel sujet.
En proposant une loi pour protéger le droit de porter le voile dans la fonction publique, les écoles et l’université, Kemal Kilicdaroglu, le président du très laïc et kémaliste parti CHP, qui sera peut-être le challenger d’Erdogan dans le cadre de la coalition de l’opposition, a mis le feu aux poudres. Face à un président sortant qui ne part pas favori dans les sondages, et qui multiplie les attaques contre les « élites laïques » menaçantes pour les droits des musulmans, le leader kémaliste cherchait avant tout à rassurer l’électorat conservateur. Dans une Turquie longtemps réfractaire au port du voile dans les trois institutions précitées, le parti islamo-conservateur avait en effet gagné en 2013 une victoire majeure en obtenant la levée de ces restrictions. Une possible victoire de l’opposition laisse craindre à ses militants un « recul » en la matière.
La déclaration de Kilicdaroglu a choqué, surtout au sein du CHP. Mais les temps ont bien changé… Si dans les années 1990, le maintien de l’interdiction du port du voile dans les administrations publiques constituait une ligne rouge pour l’institution militaire et les partis laïcs, aujourd’hui, plus aucune formation politique n’ose l’évoquer. En banalisant le sujet, l’AKP et Erdogan se sont privés de toute exclusivité sur cette question, devenue un argument électoral.
Loin de vouloir céder le moindre terrain à ses adversaires kémalistes sur un sujet dont il s’est fait le champion de longue date, Recep Tayyip Erdogan a néanmoins riposté en proposant un référendum pour inscrire le droit de porter le voile dans la Constitution. Le président turc souhaite même ouvrir le débat à la révision de certains articles afin de mieux protéger « l’institution de la famille », dont le socle reste, selon lui, l’union d’un homme et d’une femme. Une atteinte directe aux droits des personnes LGBTQ sur laquelle Erdogan a d’ailleurs été explicite : « Une famille forte veut dire une nation forte. (…) Est-ce qu’il peut y avoir des LGBT dans une famille forte ? Non ».
Face à cette contre-attaque, Kemal Kilicdaroglu a paru renouer avec l’esprit fondateur de son parti et a accusé Erdogan de vouloir singer l’autoritarisme d’un Viktor Orban. Mais en vérité, l’instrumentalisation politique du port du voile par un parti historiquement laïc interroge sur les choix stratégiques de l’opposition.
La déclaration de Kemal Kilicdaroglu démontre d’abord l’ambiguïté dans laquelle les kémalistes se trouvent sur plusieurs sujets, qu’il s’agisse de la religion ou du traitement des minorités ethniques. De surcroit, elle a offert à Erdogan une occasion inespérée de galvaniser son électorat en lui rappelant qu’en matière de défense des musulmans, l’original valait mieux que la copie. Loin de conforter une image rassurante auprès d’électeurs de toute façon acquis aux islamo-conservateurs, le leader kémaliste, par son épouvantable maladresse, a donc donné de précieux arguments à son adversaire.
Une rapide comparaison avec un débat quelque peu semblable en Iran devrait enfin pousser les partis d’opposition turcs à réfléchir au modèle de société qu’ils souhaitent proposer à leurs électeurs et électrices.
En Iran, le port du voile est certes une obligation violemment imposée aux femmes depuis 1979, mais celle-ci n’a fait l’objet, en quarante ans, d’aucune inscription dans la Constitution ni dans le Code civil, uniquement dans le Code pénal à l’article 638 qui établit le montant des amendes encourues en cas de port « incorrect » du hijab en public. Aucune définition claire de ce qu’est un « port correct » n’apparaît davantage dans le droit iranien. Ce relatif vide juridique n’a pourtant pas empêché le voile de devenir un redoutable instrument de pouvoir, qui a finalement cristallisé le rejet global et violent de la population iranienne à l’égard de la République islamique. Aujourd’hui, le voile est majoritairement dénoncé comme un symbole d’oppression par 72% des Iraniens, hommes et femmes confondus.
Sans susciter un rejet aussi massif en Turquie, le droit de porter le voile n’est considéré comme un sujet de préoccupation majeure que par seulement 8% de la population. Il ne semble donc pas y avoir d’attente particulière sur cette question connue pour cliver fortement la société turque. A-t-elle vraiment besoin de telles ambivalences, alors qu’Erdogan, s’il était réélu, poursuivra très certainement son objectif de faire reculer la démocratie, la laïcité et le droit en Turquie ? Face au projet rétrograde des islamo-conservateurs, il serait attendu de la part de l’opposition turque une réaffirmation de ses principes fondateurs, de sa volonté de protéger les droits de toutes les personnes et des femmes en particulier, et de défendre la laïcité et la Constitution, garante de la stabilité du pays. Le retour du débat sur le voile démontre une fois de plus la profonde crise identitaire qui étreint la Turquie depuis plusieurs décennies, si ce n’est depuis la fondation de la République il y a presque un siècle, entre tradition et aspiration à la modernité.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 06/11/2022.