« Jamal est de nouveau mort aujourd’hui », tweetait Hatice Cengiz, la fiancée turque du journaliste Jamal Khashoggi, le 17 novembre dernier. Ce jour-là en effet, l’administration Biden décidait de reconnaître que le Prince héritier d’Arabie Saoudite Mohammed Ben Salmane bénéficiait de l’immunité juridique dans les poursuites dont il fait l’objet pour le meurtre du journaliste du Washington Post. Bien que son père règne officiellement sur le royaume wahhabite, nul n’ignore que le Prince est de fait le véritable dirigeant du pays. Cas exceptionnel dans l’histoire du royaume, il avait pris au début de l’automne le titre de Premier ministre, généralement détenu par le roi seul. Une manière non seulement d’affermir un peu plus sa mainmise sur la succession et le royaume, mais aussi d’obtenir un précieux sésame : l’immunité juridique inhérente au statut de chef d’État dans le droit coutumier international, qui lui permet de devenir intouchable aux yeux des juridictions étrangères.
L’exécutif américain a donc entériné officiellement ce statut et cette protection. L’administration Biden a eu beau rappeler que sa position sur le fond de l’affaire n’avait pas changé et demeurait une condamnation sans équivoque, sa demande adressée au Département de la Justice recommandait au tribunal fédéral de Washington, où la plainte de la fiancée du journaliste et de l’ONG Dawn a été déposée, d’accorder l’immunité juridique au Prince.
Pourtant, rien n’obligeait l’administration Biden à formuler cet avis qui n’est que consultatif. Cette déclaration n’a en effet légalement aucune influence sur le juge fédéral, John D. Bates, qui avait sollicité l’exécutif sur toutes les questions relatives à l’affaire, « y compris sur l’applicabilité de l’immunité du chef d’Etat ». Lui seul reste in fine décisionnaire pour accorder, ou non, ce statut à « MBS ». Autrement dit : le silence était également une option, que Joe Biden n’a pas choisie.
Cette annonce est donc considérée, à raison, comme un inacceptable volte-face dans une affaire que le président américain a toujours condamnée avec la plus grande fermeté. Elle remet en cause la validité de ses déclarations comme candidat et chef d’Etat, et ne manquera pas d’avoir un impact désastreux sur l’image des Etats-Unis et leur crédibilité.
Quel contraste en effet avec les déclarations de Joe Biden, alors en campagne présidentielle, qui avait promis de faire de l’Arabie Saoudite « un Etat paria » ! Quel contraste également avec l’une de ses premières décisions en tant que président, en février 2021, lorsqu’il autorisa la déclassification de l’enquête des renseignements américains établissant l’implication du Prince dans le meurtre de Jamal Khashoggi, une décision sans précédent de la part d’un gouvernement américain contre un partenaire stratégique.
C’était avant la guerre en Ukraine et le choc énergétique, qui ont obligé Joe Biden à trahir ses engagements, au point de se rendre en juillet dernier en Arabie Saoudite dans l’espoir d’obtenir une hausse de la production de brut. Opération totalement vaine, puisque l’Arabie Saoudite a délibérément choisi de soutenir la Russie en conservant son robinet d’or noir fermé, et ne cherche pas spécialement à apaiser ses tensions avec Washington.
La versatilité de la Maison-Blanche, qui s’apparente à de la mauvaise real politik, a légitimement suscité une vague d’indignation parmi les défenseurs des droits de l’homme, mais aussi dans le propre camp de Joe Biden. Bob Menendez, chef de la Commission des affaires étrangères du Sénat, a ainsi rappelé que les renseignements américains avaient formellement établi la responsabilité du Prince dans le meurtre du journaliste, et déploré une décision qui s’apparentera à un blanc-seing pour tout autocrate peu embarrassé du respect des droits humains. Il était donc pour le moins difficile d’accorder un quelconque crédit aux dénégations de John Kirby, le porte-parole du Conseil de Sécurité nationale, qui a réfuté devant les médias tout lien entre l’avis de la Maison-Blanche et la relation bilatérale tendue entre Washington et Riyad. Certes, cette décision s’inscrit dans une longue tradition du droit commun et du droit coutumier international, qui veut que l’immunité juridique soit reconnue aux chefs d’État et de gouvernements étrangers, la réciproque étant également vraie pour les Etats-Unis. Mais tout est une question de timing : pourquoi maintenant, alors que cet avis légitime la nomination, exceptionnelle et évidemment calculée, du Prince héritier saoudien comme Premier ministre ?
Pour les parlementaires comme pour les ONG, il s’agit là d’une capitulation évidente des Etats-Unis à la pression exercée par Mohammed Ben Salmane, qui use à la perfection du contexte de crise mondiale pour favoriser son propre agenda. Suite à la gifle que le royaume wahhabite lui a infligée il y a quelques semaines, Joe Biden avait promis des mesures de rétorsion et une réévaluation de l’alliance saoudienne. Pour l’heure, sa stratégie est pour le moins floue, ou au contraire très claire : apaiser l’Arabie Saoudite, qui n’a pourtant plus rien d’une « amie » fiable, et s’empresser de ne rien faire pour remettre en cause une relation devenue plus problématique que stratégique.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 4/12/2022.