L’Azerbaïdjan déploie une nouvelle rhétorique agressive. Cette fois, l’Iran n’en est pas la cible, car c’est l’ancienne grande puissance tutélaire, la Russie, qui en fait les frais. Ainsi la semaine dernière, pas un seul jour n’a passé sans que les autorités azéries n’aient formellement protesté contre l’usage de “toponymes arméniens fictifs” par la force de maintien de la paix russe dans la région du Haut-Karabakh, ou par le ministre de la Défense russe, Sergueï Choïgou. Depuis la signature du cessez-le-feu de novembre 2020, qui mit fin à la guerre éclair des 44 jours, la Russie n’a en effet jamais cessé d’employer les noms arméniens des localités de l’enclave, avec raison.
Querelle rhétorique autour de toponymes arméniens
Mais ces critiques se sont particulièrement intensifiées après que les forces azéries aient été accusées par les autorités russes d’avoir violé le cessez-le-feu le 24 novembre dernier près du village de Maghavouz, son nom arménien, quand l’Azerbaïdjan le nomme Chardakhly. Bakou s’est immédiatement saisi du prétexte pour rejeter l’accusation, et demander formellement à la Russie d’user des noms azéris des localités du Haut-Karabakh, fournies à dessein.
“L’Azerbaïdjan vise à éradiquer tout le passé arménien, linguistique et historique, de l’enclave, dans une logique d’appropriation qui flirte dangereusement avec le génocide culturel. ”
Ces revendications ne sont pas que des détails pour l’Azerbaïdjan. Elles touchent deux objectifs, le premier concernant la guerre idéologique qu’il livre à l’Arménie depuis deux ans. Bakou a récupéré non seulement les territoires conquis au Haut-Karabakh et les sept districts azerbaïdjanais qui l’entourent, mais vise à éradiquer tout le passé arménien, linguistique et historique, de l’enclave, dans une logique d’appropriation qui flirte dangereusement avec le génocide culturel. Les changements de toponymes s’inscrivent naturellement dans cette tentative d’effacement injustifié. Légalement, la Russie est parfaitement en droit de conserver notamment l’appellation “Nagorny Karabakh” de l’enclave, terme que le texte tripartite du cessez-le-feu de 2020 mentionne cinq fois et que le président azéri Ilham Aliyev a lui-même signé.
Le casus belli du corridor de Latchine
Mais ces querelles rhétoriques avec la Russie traduisent également des tensions croissantes entre les deux pays, alors que Moscou s’enferre dans le bourbier ukrainien. Sa perte d’influence dans le Caucase enhardit l’Azerbaïdjan, qui vise à réduire son rôle de force de maintien de la paix dans la région pour in fine l’en exclure tout à fait et donner toute latitude à son projet pantouraniste, commun avec la Turquie.
Le casus belli s’est récemment cristallisé sur la gestion du corridor de Latchine. Seule communication terrestre entre l’Arménie et le Haut-Karabakh, cette route a été placée par le cessez-le-feu de 2020 sous le contrôle des forces russes, qui doivent assurer la libre circulation entre les deux zones pendant cinq ans renouvelables.
“Alors que Moscou s’enferre dans le bourbier ukrainien. Sa perte d’influence dans le Caucase enhardit l’Azerbaïdjan, qui vise à réduire son rôle de force de maintien de la paix dans la région pour in fine l’en exclure tout à fait et donner toute latitude à son projet pantouraniste, commun avec la Turquie”
Or, depuis l’été 2022, des affrontements récurrents entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan ont eu lieu le long de ce corridor, essentiellement à l’initiative de Bakou, au prétexte qu’Erevan en refuse la fermeture et le remplacement par le corridor de Zanguezour, qui doit connecter la région autonome du Nakhitchevan à l’Azerbaïdjan mais menace l’intégrité territoriale de l’Arménie. Les autorités azéries menacent régulièrement d’avoir épuisé toutes les options diplomatiques et d’avoir recours à la force pour régler la querelle. Au Haut-Karabakh, la perspective d’une fermeture de la seule liaison avec l’Arménie et le monde extérieur est vécue par les populations locales comme une menace existentielle qui pourrait les pousser à un exil forcé ou les livrer totalement aux forces azéries.
“Au Haut-Karabakh, la perspective d’une fermeture de la seule liaison avec l’Arménie et le monde extérieur est vécue par les populations locales comme une menace existentielle”
C’est justement lors d’un énième affrontement le 24 novembre dernier entre les deux forces arméniennes et azéries que la Russie a jugé l’Azerbaïdjan responsable de la rupture du cessez-le-feu. Samedi 3 décembre, la riposte est venue de Bakou, qui a délibérément bloqué le corridor de Latchine près de Chouchi plusieurs heures durant, au prétexte que la route permettait de la contrebande de ressources naturelles “spoliées” à l’Azerbaïdjan (notamment de l’or en provenance des mines du Haut-Karabakh), et la livraison de matériel militaire entre l’Arménie et la Russie. Selon le texte du cessez-le-feu de novembre 2020, le corridor de Latchine ne peut en effet être utilisé qu’à des fins humanitaires et de fait, il a servi à évacuer les populations arméniennes du Haut-Karabakh vers l’Arménie il y a deux ans. Fantasme ou réalité, tous les prétextes sont bons pour l’Azerbaïdjan afin d’établir la culpabilité de l’Arménie et justifier ses mesures de rétorsion. Cent vingt mille habitants de l’enclave se sont ainsi retrouvés dans une situation de blocus, au risque d’un “désastre humanitaire et de nettoyage ethnique”, selon les autorités locales. Après plusieurs heures de pourparlers entre l’Azerbaïdjan et les forces russes, le corridor a finalement été rouvert.
Les visées de l’Azerbaïdjan sur le Caucase
Ces événements témoignent véritablement du risque d’une escalade et de futures agressions de la part de l’Azerbaïdjan, qui souhaite reprendre le contrôle total de la région et en exclure toutes les grandes puissances rivales, fussent-elles d’anciennes alliées. Certes, la Russie a pu résoudre l’incident de Latchine, mais cet apaisement n’est que temporaire. Si les provocations de l’Azerbaïdjan ciblent désormais la Russie, c’est bien parce qu’il y sent une faiblesse. L’irruption des Européens dans le jeu caucasien ne sera pas de nature à apaiser les tensions envers l’Arménie, bien au contraire. Les alertes contre un nouvel affrontement de grande ampleur entre les deux voisins se multiplient depuis des mois. Qui sera à même de les entendre et d’y répondre avant qu’il ne soit trop tard ?
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans Le Nouvel Economiste du 06/12/2022.