Deux soeurs saoudiennes ont fui leur pays et appellent la communauté internationale à les protéger. Elles affirment avoir fui « l’oppression de leur famille ».
Atlantico : Qu’est ce que ce cas (et les autres cas de fuite du Royaume) trahit de la situation aujourd’hui en Arabie saoudite ?
Ardavan Amir-Aslani : C’est un mythe que de considérer que l’Arabie Saoudite évolue sous le magistère du prince héritier Mohammad Bin Selman, communément appelé « MBS ». La réalité est que ce pays est structurellement impossible à réformer. La version de l’islam qui y règne, celle du wahhabisme, est la version la plus radicale de l’islam sunnite. Une version qui ne laisse aucune place aux droits des femmes pas plus qu’elle ne laisse de place pour une opposition inexistante. Ce pays, depuis sa création, se structure autour de l’alliance entre la famille royale des Saouds et du clergé wahhabite. Cette alliance fait que la famille royale ne tire sa légitimité que de l’orthodoxie wahhabite qu’elle est tenue d’appliquer. Ses marges de manœuvre sont donc particulièrement limitées. La famille royale ne saurait contrevenir aux préceptes du wahhabisme faute de quoi elle risque de perdre le soutien du clergé wahhabite et donc sa légitimité à gouverner. Les déclarations de MBS eu égard aux droits de femmes et à l’ouverture sociale du pays ne sont que de la poudre aux yeux. La réalité est toute autre. Le cas du blogueur Raif Badawi est un cas révélateur. Ce blogueur est un écrivain saoudien qui a créé le site Free Saudi Liberals sur lequel il militait pour une libéralisation morale de l’Arabie saoudite. Or accusé d’apostasie et d’insulte à l’islam, il est emprisonné à la prison centrale de Dahaban depuis plus de sept ans. Il en est de même du sort de ces femmes saoudiennes qui militaient pour le droit de conduire qui gisent toujours en prison. La réalité est que MBS dans la foulée de l’affaire Kashoggi cherche à redorer l’image désastreuse de ce pays à travers le monde. Cependant tant que le principe du tutorat masculin sur les femmes n’est pas aboli, le sort des saoudiennes n’est pas près de changer. À ce jour, pour accomplir les actes les plus courants de la vie, une femme saoudienne a besoin de l’autorisation d’un membre masculin de son entourage comme son père ou mari voir son fils. L’ouverture d’un compte bancaire, la liberté de travailler ou encore celui de voyager sont par exemple des actes qui sont hors de leur portée. On est pas près de voir ces questions évoluer de sitôt.
A-t-on une idée de l’ampleur de ce phénomène d’exil des Saoudiens ?
Il y a deux exils à identifier. D’abord et avant tout celui de l’exil des élites de l’époque du précédent roi Abdallah. Ces derniers, depuis l’affaire du Ritz Carlton à Ryad ne cherchent qu’à fuir leur pays et à trouver un deuxième passeport. Des pays européens qui disposent d’un programme de naturalisation contre investissement, comme MALTE ou encore Chypre, recensent les saoudiens comme occupant le rang peu enviable, après les chinois, des candidats à la naturalisation et donc à l’exil. Le cas de la saoudienne dont vous faite état est un cas symbolique puisqu’il traduit la stratégie saoudienne de priver les ressortissants récalcitrants de leur nationalité et donc de restreindre leurs mouvements.
Ensuite, il y a le cas des jeunes femmes saoudiennes qui, voulant faire des études à l’étranger ou fuir un mariage imposé, cherchent à partir à l’étranger. A ces femmes il convient de rajouter celles qui veulent fuir leur pays à cause des restrictions qui existent en ce qui concerne leurs libertés sociales ou simplement de mouvement. Pour toutes ces femmes n’importe quel autre pays est perçu comme une aubaine leur permettant de vivre en liberté.
La jeunesse saoudienne est l’une des populations musulmanes les plus actives sur les réseaux sociaux. Elle connait donc les libertés dont jouissent les jeunes occidentaux. Elle veut simplement vivre leurs vies, constatées à la télévision ou sur internet. Les chiffres des départs volontaires sont inconnus et demeurent un secret bien gardé. On peut, malgré tout, situer le chiffre à quelques dizaines de tentatives de fuite par mois. Rappelons à cet égard que le simple fait de quitter le pays demeure subordonné à une autorisation d’un membre masculin de leur entourage. Ainsi donc souvent les fuites ont lieu à l’occasion des déplacements familiaux à l’étranger.
Est-ce un signe que la volonté de réforme de MBS et d’ouverture au monde et les gestes comme la possibilité pour les femmes de conduire ne sont que des façades qui cachent un pays bien plus difficile à réformer qu’il n’y paraît ?
Bien évidemment, la volonté de réforme de MBS est un mirage. Ce pays maintient les pays occidentaux dans un black out complet sur la réalité des changements sur place. À travers des réseaux de sociétés de communication et à coup de menaces de sanctions économiques voir même physiques dont l’affaire Kashoggi n’est qu’un rappel, l’Arabie contraint les pays occidentaux à se taire. Le Canada, l’Allemagne ou encore la Suède ont dernièrement fait les frais du courroux saoudien qui leur a opposé l’arme des sanctions économiques dès qu’un quelconque officiel de ces pays a osé évoquer la question des droits de l’homme. C’est quand même extraordinaire qu’un pays puisse faire couper en morceaux ses ressortissants dans un de ses consulats à l’étranger et ne rien risquer comme sanction par la communauté internationale. L’affaire Skripal ou l’histoire de la tentative d’empoisonnement d’un agent russe a abouti à des sanctions internationales contre Moscou pâlit à côté du silence mondial suite à l’affaire Kashoggi. Skripal contre Kashoggi illustre parfaitement l’hypnose que fait subir l’Arabie saoudite à la communauté des nations.
Enfin, que faudrait-il pour que la situation évolue sur place ?
Il ne peut y avoir d’évolution de la situation tant que l’alliance entre la royauté saoudienne et le clergé wahhabite perdure. Tant que l’école wahhabite règne en maître en Arabie saoudite et que le monde se croit dépendant du pétrole saoudien, il n’y a aucun changement à espérer. L’Arabie saoudite continuera de mériter son titre peu enviable de pays le plus rétrograde de la planète pendant de longues années encore. Seul un regard différent du concert des nations sur ce pays et sur son rôle néfaste dans la radicalisation de l’islam par le biais du financement des médersas radicaux pourra contraindre ce pays à changer. Je crains cependant que cela ne puisse se réaliser que par un changement de régime à Ryad.
Article paru dans l’Atlantico du 26/04/2019.