Il y a 12 ans, le 25 janvier 2011, l’Égypte démarrait une révolte de 18 jours qui devait déposer Hosni Moubarak après trente ans de pouvoir. Grâce à cette immense contribution aux printemps arabes qui ont enflammé le Moyen-Orient, le peuple égyptien a pu, pour la première fois de son histoire moderne, organiser des élections libres et choisir comme président de la République Mohammed Morsi, premier civil élu à ce poste au suffrage universel.
Cette ouverture démocratique n’a malheureusement pas fait long feu. Un an et trois jours après cette élection, le coup d’État de juillet 2013, déposait à son tour Mohammed Morsi au profit de son ministre de la Défense, le maréchal Abdel Fattah al-Sissi. Dès lors, l’Égypte entra dans un mouvement de transition inverse, anti-démocratique et autoritaire, et renoua avec de vieilles habitudes : droits de l’homme bafoués, opposition et presse muselées, réformes constitutionnelles validant le mandat autocratique d’un nouveau président élu, comme il se doit, lors d’une parodie d’élections en 2014.
Émirats, Arabie saoudite, Chine, FMI, Banque mondiale…
Mais si Al-Sissi gouverne l’Égypte d’une main de fer, il a cependant failli, en neuf ans, à répondre à la principale promesse qu’il avait faite aux Égyptiens : la prospérité économique. Or, cet échec pourrait lui être fatal. Son emprise sur toutes les institutions du pays ne lui a en effet pas permis d’avoir une influence efficace pour juguler la crise économique sans précédent que connaît aujourd’hui l’Égypte.
“Si Al-Sissi gouverne l’Égypte d’une main de fer, il a cependant failli, en neuf ans, à répondre à la principale promesse qu’il avait faite aux Égyptiens : la prospérité économique”
En 2014, lors de son arrivée au pouvoir, la perspective de l’abondance semblait pourtant crédible grâce à ses principaux bailleurs de fonds, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis. Inquiets face à l’essor de l’islam politique dans l’une des principales puissances du monde arabe, Riyad et Abou Dhabi ont largement financé le coup d’État de 2013 et soutenu leur “créature”, Al-Sissi, contre Mohammed Morsi, président démocratiquement élu mais issu d’une formation, les Frères musulmans, considérée comme terroriste par les deux pétromonarchies. À ce partenariat financier durable se sont également ajoutés des prêts de la Chine, de la Banque mondiale, du FMI, du Fonds monétaire arabe et de la Banque africaine de développement. Mais pour quel résultat ?
Les projets pharaoniques d’Al-Sissi
En neuf ans à la tête du pays, Al-Sissi n’a en effet entrepris aucun investissement d’envergure dans des secteurs pourtant essentiels au développement de l’Égypte, tels que la santé, l’éducation, ou des programmes de logements sociaux à destination des 109 millions d’habitants qui font de l’Égypte le troisième pays le plus peuplé d’Afrique. La manne financière a en revanche beaucoup profité au BTP et au tourisme – secteurs majoritairement détenus par l’institution miliaire égyptienne. Les projets pharaoniques, à l’utilité discutable, et les achats somptuaires – le nouveau jet présidentiel acquis en 2022 aurait ainsi coûté la bagatelle de 500 millions de dollars – se sont multipliés, tandis que l’Égypte s’enfonçait dans la crise.
“Le chantier d’une nouvelle capitale administrative à 45 kilomètres à l’est du Caire, en plein désert a surtout permis à l’élite financière et militaire de s’enrichir grâce à de juteux appels d’offres”
Le projet le plus emblématique de cette “politique” demeure sans doute la décision, en 2016, de lancer le chantier d’une nouvelle capitale administrative à 45 kilomètres à l’est du Caire, en plein désert. Dotée du plus grand gratte-ciel d’Afrique et d’une “méga-mosquée”, cette future capitale a surtout permis à l’élite financière et militaire de s’enrichir grâce à de juteux appels d’offres, et pourrait potentiellement lui servir de refuge… en cas de nouveau printemps arabe au Caire. Le fait que cette perspective ait été envisagée de longue date confirme qu’elle a toujours été possible. Elle confirme également l’état de fébrilité dans lequel le pouvoir égyptien demeure.
Après l’arrêt du tourisme, la guerre en Ukraine
Frappée depuis trois ans par les conséquences de la pandémie de Covid-19, qui l’a notamment privée de touristes étrangers, soit de sa première source de revenus, l’économie égyptienne peinait à se relever quand l’invasion russe de l’Ukraine lui a porté le coup de grâce. Jadis grenier à blé du monde antique, l’Égypte moderne a cédé cette place à la Russie et à l’Ukraine, pour devenir le premier importateur de blé tendre au monde.
“À raison de 61 % du blé achetés auprès de Moscou, et de 23 % achetés auprès de Kiev, l’Égypte est dans un tel état de dépendance alimentaire que l’inflation menace sa survie”
À raison de 61 % du blé achetés auprès de Moscou, et de 23 % achetés auprès de Kiev, l’Égypte est dans un tel état de dépendance alimentaire que l’inflation menace sa survie. Le mois dernier, presque un an après l’invasion, la livre égyptienne a poursuivi sa chute et s’échangeait à 29 livres contre un dollar. Cette dévaluation a augmenté les prix des importations, phénomène qui contribue à l’inflation, qui a augmenté de 22 % pour le seul mois de janvier 2023. Pour les Égyptiens ordinaires, qui en plus de cette situation, ont été privés de nombreuses aides publiques, la situation est déjà intenable.
Don du Nil, État mendiant
Chose inimaginable, “le don du Nil” est donc devenu un “État mendiant”, dont les emprunts successifs ne servent plus qu’à rembourser une dette qui se creuse, après avoir servi à financer des projets inutiles et à suréquiper l’armée égyptienne, preuve de l’incurie du gouvernement égyptien depuis 2014. Sous la présidence d’Al-Sissi, la dette extérieure de l’Égypte a triplé, pour s’élever aujourd’hui à 160 milliards de dollars.
La fin des financements extérieurs
La survie de l’Égypte – et surtout d’Al-Sissi à sa tête – dépend plus que jamais du bon vouloir de ses “parrains” arabes, chose dont le président égyptien est tellement conscient qu’il affirme publiquement que son pays ne pourrait continuer à exister sans leur aide. Mais depuis l’été 2022, ses appels insistants à l’attention des “frères du golfe Persique” semblent rester lettre morte. Lassés de la dépendance de l’Égypte, où leur retour sur investissement est discutable, l’Arabie saoudite et les Émirats ont en effet largement ralenti leurs versements spontanés auprès du Caire, mais les ont troqués contre une prédation économique accrue. En 2022, les deux pays ont ainsi pris des participations à hauteur de plusieurs milliards de dollars dans toutes les compagnies égyptiennes génératrices de revenus, et pire encore, dans des actifs clés de l’État égyptien. Dans la lignée de la cession des îles de Tiran et Sanafir à l’Arabie saoudite, le président Al-Sissi aurait même envisagé la vente du Canal de Suez, en dépit de l’intolérable perte de souveraineté que cela représenterait pour l’Égypte.
“À raison de 61 % du blé achetés auprès de Moscou, et de 23 % achetés auprès de Kiev, l’Égypte est dans un tel état de dépendance alimentaire que l’inflation menace sa survie”
Lucide, Al-Sissi concède que la situation de l’Égypte est inquiétante, mais pas autant que la colère des Égyptiens face à la perspective de la misère, une colère qu’il tente encore de maîtriser par la répression et le contrôle des médias. Le président égyptien jure publiquement que nul ne pourrait en faire plus que lui pour résoudre les problèmes du pays. Mais le jour où l’Égypte ne le croira plus, elle connaîtra sans nul doute son second “printemps arabe”.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans Le Nouvel Economiste du 01/02/2023.