L’Union européenne a décidé de s’inviter dans le jeu déjà complexe qui se déroule au Caucase autour de la souveraineté du Haut-Karabakh. Le 23 janvier dernier, lors d’une réunion du Conseil des ministres des Affaires étrangères européens, Bruxelles a en effet validé l’envoi, durant deux ans, d’une mission d’une centaine d’observateurs à la frontière commune entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Les autorités arméniennes ont naturellement bien accueilli cette annonce qu’elles réclamaient depuis plusieurs mois, afin d’espérer contrer le bellicisme croissant de l’Azerbaïdjan dans la région. Le Conseil de l’Europe explique que cette mission devra renforcer la stabilité de la frontière arméno-azérie, en complément des efforts de médiation entre les deux pays entrepris par l’Union européenne. On ignore encore pour l’heure la date à laquelle cette mission se rendra sur place.
La prochaine incursion européenne
L’Azerbaïdjan ne voit évidemment pas cette irruption européenne d’un très bon œil, et a commenté cette annonce avec la plus grande froideur. Car si la mission européenne, composée de civils, ne sera pas en mesure de riposter en cas d’attaque azérie contre le territoire arménien, elle sera en revanche capable de documenter les éventuelles violations du cessez-le-feu de novembre 2020, et d’en faire état auprès de l’Union européenne. Autrement dit : l’impunité ne sera plus permise pour Bakou, qui depuis deux ans a largement profité de l’absence des Occidentaux et de grandes puissances extérieures pour servir son agenda en toute impunité. Les autorités azéries ont ainsi déjà prévenu que cette mission “devait respecter les intérêts légitimes de l’Azerbaïdjan et ne pas perturber le processus de normalisation entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie”.
“L’Azerbaïdjan ne voit évidemment pas cette irruption européenne d’un très bon œil. La mission européenne, composée de civils sera capable de documenter les éventuelles violations du cessez-le-feu”
Ce “processus” est pourtant loin de respecter les intérêts des deux parties. La question des prisonniers arméniens depuis la “guerre des 40 jours”, de la destruction du patrimoine arménien dans l’enclave, du corridor du Zanguezour le long de la frontière commune entre l’Arménie et l’Iran, enfin le blocus toujours en cours dans le Haut-Karabakh, qui isole près de 120 000 Arméniens, n’apparaissent guère comme des signaux positifs en vue d’une normalisation des relations.
La protection défaillante de la Russie
Pour la Russie, alliée officielle de l’Arménie et force de maintien de la paix dans le Haut-Karabakh depuis le cessez-le-feu de novembre 2020, la nouvelle tient également lieu d’insulte. On se doute en effet que la rivalité conflictuelle en cours en Ukraine entre Moscou et les États européens se décline dans d’autres “conflits gelés”. On pourrait même dire que la guerre en Ukraine a donné un regain d’intérêt à tous ces conflits de son “étranger proche”, dans lesquels la Russie déployait son influence à l’abri de tout regard extérieur. Le retour des Européens sur la scène caucasienne doit néanmoins beaucoup à l’inefficacité de la Russie sur le terrain. En trente ans d’engagement dans le cadre du groupe de Minsk, la Russie n’a obtenu aucune avancée significative pour résoudre la question de la souveraineté sur le Haut-Karabakh. Pourtant alliée de l’Arménie dans le cadre de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC), qu’elle se doit, comme le stipule l’article 4 du traité, de soutenir militairement en cas d’agression, Moscou ne lui a pas apporté l’aide nécessaire lors des attaques de l’Azerbaïdjan en septembre 2022. De même, sa force de maintien de la paix s’est montrée incapable de faire face au blocus azéri du Haut-Karabakh depuis le 12 décembre dernier.
“Les dernières négligences russes ont largement contribué à l’engagement des Européens dans le jeu caucasien”
Dépités par l’absence de réaction de la Russie, les Arméniens se sont donc délibérément tournés vers d’autres soutiens extérieurs. Les dernières négligences russes ont d’ailleurs largement contribué à l’engagement des Européens dans le jeu caucasien, certes avec l’objectif de défendre l’Arménie menacée par l’Azerbaïdjan (et en sous-main, par la Turquie et ses mercenaires islamistes syriens), mais aussi de réduire l’influence de la Russie dans la région. Les Russes ont naturellement critiqué la future présence européenne en doutant en premier lieu de son caractère civil et du risque d’exacerbation des conflits déjà existants, en second lieu en la réduisant à un proxy de l’Otan et des États-Unis.
Enjeux énergétiques
Déjà en proie à ses rivalités entre voisins, le Caucase est donc redevenu le théâtre d’une lutte d’influence géopolitique. La résolution du conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, outre les implications ethniques qu’elle représente, est en effet un enjeu stratégique, compte tenu du rôle pivot de la région sur les routes commerciales et énergétiques entre l’Asie et l’Europe. Depuis 2020, deux canaux de médiation entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie ont été ouverts, l’un russe, l’autre européen, et en dépit des récentes critiques de Bakou, c’est en réalité le canal européen qui a été jusqu’ici largement privilégié par les deux voisins.
“La résolution du conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan est un enjeu stratégique, compte tenu du rôle pivot de la région sur les routes commerciales et énergétiques entre l’Asie et l’Europe”
Néanmoins, dès le lendemain de l’annonce de la mission d’observation européenne, l’OTSC annonçait travailler au lancement d’une opération similaire. Aux yeux des Arméniens, la promesse ne peut qu’être creuse, tant il est difficile d’imaginer deux missions, européenne et russe, effectuer le même travail. Nul doute en revanche que la Russie et les services du FSB, les renseignements russes très bien implantés en Arménie, incarneront un pouvoir de nuisance local.
Dans l’ombre, l’Iran et la Turquie
Une autre puissance locale, peu évoquée, conserve pourtant un droit de regard évident sur la situation géopolitique de la Transcaucasie. En raison de sa proximité géographique et culturelle avec l’Arménie, l’Iran demeure un soutien de l’ombre pour sa voisine, qu’il protège de la prédation de l’Azerbaïdjan et de la Turquie, également pour sauvegarder sa propre souveraineté. Une obligation d’ordre historique, géographique et culturelle engage également l’Iran.
“Si la Turquie joue dans le Caucase, à travers le proxy de l’Azerbaïdjan, la carte de la turcophonie, l’Iran joue pour sa part celle du “monde iranien”, qui dépasse largement ses frontières actuelles”
Les khanats du Haut-Karabakh et une large partie de l’Arménie ont en effet longtemps fait partie de la Perse. Cédés à l’Empire russe par les traités de Golestan (1813) et de Turkmentchaï (1828), ces territoires conservent malgré tout les traces de l’influence culturelle iranienne, et les divers échanges entre l’Iran et l’Arménie en témoignent. Si la Turquie joue dans le Caucase, à travers le proxy de l’Azerbaïdjan, la carte de la turcophonie, l’Iran joue pour sa part celle du “monde iranien”, qui dépasse largement ses frontières actuelles. À maintes reprises, il a offert sa médiation dans la résolution du conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Son intervention dans une région qu’il maîtrise et qui est nécessaire à sa propre stabilité pourrait donc être salutaire, à condition qu’elle ne soit pas rendue suspecte par sa proximité nouvelle avec la Russie.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans Le Nouvel Economiste du 08/02/2023.