Du choc, les Turcs sont passés à la colère. Le régime a eu beau suspendre durant 24 heures l’utilisation de Twitter, le réseau social le plus utilisé du pays, les critiques pleuvent pour dénoncer l’incurie du pouvoir dans la gestion et l’anticipation de la catastrophe du 6 février dernier. Toujours prompt à invoquer la fatalité pour expliquer les catastrophes – ainsi lors des accidents miniers qui se sont multipliés ces dernières années – le président Erdogan affirme sans ciller qu’« il était impossible d’être prêt face à un pareil désastre. » Quel terrible aveu d’échec et d’incompétence, alors que la Turquie est un pays naturellement exposé aux risques sismiques en raison de la proximité de la faille nord-anatolienne !
A titre de comparaison, le Japon, tout aussi sujet aux catastrophes naturelles, a développé de longue date une politique de construction parasismique particulièrement drastique, dont il a perfectionné les normes au fil des drames humains et naturels. La Turquie a connu une dizaine de séismes depuis celui d’Erzincan en 1939, de magnitude 8,2. Pourtant, il a fallu attendre celui d’Izmit en 1999, qui avait fait plus de 17 000 morts, pour que les normes de construction fassent l’objet d’une révision. A l’époque, le béton utilisé pour la construction était en effet mélangé à du sable marin, qui n’avait pas subi de traitement de désalinisation, rendant ainsi le matériau friable par la corrosion ! De cette catastrophe était alors née une « taxe antisismique », dont les recettes fiscales devaient servir à la construction de bâtiments résistants dans les zones à risque. Cette catastrophe avait aussi précipité la chute du gouvernement de Bülent Ecevit et permis l’arrivée d’Erdogan et de l’AKP au pouvoir. Alors Premier ministre, Erdogan avait promis à la fois de reconstruire le pays et sa fierté. Soucieux que les Anatoliens voient au quotidien l’incarnation de cette promesse, Erdogan s’est lancé dans une politique des grands travaux : ponts, centres commerciaux, aéroports, mosquées, grattes-ciels, ont connu une expansion démesurée en vingt ans. Mais à quel prix ?
L’ampleur de la catastrophe du 6 février 2023 démontre qu’en deux décennies sous l’égide de l’AKP, le népotisme et l’appât du gain ont largement pris la place de l’intérêt général et de la sécurité. Aujourd’hui, l’opposition comme les Turcs dénoncent un détournement évident d’argent public et l’enrichissement de grandes entreprises du BTP, clientèle d’Erdogan, qui n’ont pas respecté les normes antisismiques. En 2018, le gouvernement avait d’ailleurs adopté une loi d’amnistie de zonage, qui permettait à toute propriété construite sans permis ou en violation des permis de construire ou des lois de zonage d’obtenir un certificat de construction et d’éviter la démolition. La crise humanitaire que subit le sud de l’Anatolie est donc en partie causée par la corruption et les négligences.
Mais comme à chaque catastrophe, Erdogan et son gouvernement fuient leurs responsabilités et cherchent des boucs émissaires. Pour justifier la déroute de l’économie, on cible les migrants et réfugiés syriens. Aujourd’hui, près de 113 promoteurs, entrepreneurs et experts du bâtiment ont été arrêtés à Istanbul et jusqu’à Chypre dans les jours qui ont suivi le séisme.
En réalité, la gestion du séisme illustre les faillites de l’AKP après 20 ans de pouvoir. Les promesses étaient nombreuses : développement, infrastructures neuves, logements. Mais le miracle économique de l’AKP n’aura duré que 10 ans, dix années d’ailleurs baptisées « les Dix Glorieuses », et qui ont surtout été le fruit des réformes entreprises au tout début des années 2000, soit juste avant l’arrivée au pouvoir d’Erdogan, par Kemal Dervis, ancien ministre de l’Economie du gouvernement de Bülent Ecevit. Erdogan et l’AKP n’ont donc été que des gestionnaires, et non des bâtisseurs de long terme. Depuis 2018, la Turquie s’enfonce dans une crise économique sans précédent et une inflation qui dépasse les 80 %, notamment en raison d’une politique fiscale incohérente.
De même, l’hyper-présidentialisation du pouvoir depuis le putsch raté de 2016, et l’éviction de l’armée dans les prises de décision, ont largement contribué à l’extrême lenteur de l’acheminement des secours dans les régions sinistrées. Les autorisations attendues par l’ONU, par l’AFAD (le gestionnaire public des catastrophes en Turquie) et l’aide médicale internationale ont ainsi tardé pendant deux jours dans l’attente de l’accord de la présidence turque. Deux jours ont été également nécessaires pour ouvrir deux points supplémentaires à la frontière syrienne, et Erdogan lui-même aura mis autant de temps à se rendre sur place auprès des Turcs, qui se sentent légitimement abandonnés et dénoncent l’absence d’État.
Les ambitions d’Erdogan apparaissent aujourd’hui en totale contradiction avec la réalité de son pouvoir : omnipotent, il se montre incapable de prendre rapidement les décisions nécessaires pour secourir son peuple. Ses rêves de grandeur pour la Turquie, qui ont notamment justifié un activisme militaire agressif ces dernières années, s’écroulent aujourd’hui sous un champ de ruines et se résume à une humiliation supplémentaire, celle de devoir compter sur l’aide internationale pour éviter une situation semblable à celle de la Syrie face au désastre.
Le séisme du 6 février 2023, dont le bilan pourrait atteindre les 50 000 morts, est la pire catastrophe naturelle survenue en Turquie depuis un siècle. Terrible symbole pour le centenaire de la fondation d’une République turque, devenue effectivement l’ombre d’elle-même. Pour mémoire, le précédent de 1999 avait entraîné la chute du gouvernement alors en place. Le 14 mai prochain, Erdogan connaîtra le verdict des Turcs et saura si, dans un contexte d’économie délabrée et de projet politique en faillite, cette catastrophe aura été la goutte de trop pour son peuple lassé de son incompétence.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 19/02/2023.19