Lors de son annonce en grande pompe le 10 mars dernier, la réconciliation entre l’Iran et l’Arabie saoudite a d’abord surpris la plupart des chancelleries. Que de tels rivaux au sein du monde musulman parviennent à mettre leurs différends de côté pour rétablir leurs relations diplomatiques de manière si soudaine, tenait quasiment du miracle. Outre les nombreuses promesses économiques, l’accord irano-saoudien, obtenu grâce à la médiation de la Chine, offre en effet la perspective d’une stabilisation du Moyen-Orient et d’un règlement de nombreux conflits, notamment la guerre au Yémen. Ces espoirs sont réalistes, et en tout cas attendus. Mais si Téhéran peut en tirer de réels profits, ils ne constituent pourtant pas l’essentiel de ses objectifs. Derrière les considérations économiques et diplomatiques, l’entente retrouvée entre l’Iran et l’Arabie saoudite traduit une réalité plus globale : elle contribue, sous l’impulsion de puissances asiatiques comme l’Iran, la Chine et la Russie, à l’émergence d’un nouvel ordre multipolaire, anti-occidental, qui veut in fine exclure totalement les États-Unis et les Occidentaux du Moyen-Orient.
Une “croisade” contre la légitimité américaine
Cette ambition est présente de longue date dans l’idéologie de la République islamique. À l’instar de son prédécesseur, le guide suprême Ali Khamenei croit fermement en un choc des civilisations entre l’Occident et un monde musulman mené par l’Iran chiite. Mais dans l’esprit de ses concepteurs, ce projet politique se heurte aux nombreuses déclinaisons du multilatéralisme américain. Depuis 1979, la République islamique s’est ainsi presque entièrement consacrée à la lutte contre ce “Grand Satan” qui empêche la réussite de son projet civilisationnel. Ces dernières années, la Chine et la Russie ont rejoint cette “croisade” contre la légitimité américaine, formant avec l’Iran un triumvirat anti-démocratique et anti-occidental qu’on aurait tort de sous-estimer.
“L’alliance russo-iranienne sur le théâtre ukrainien conjugue soutien militaire et logistique avec une véritable communion idéologique contre l’Occident”
Pas plus tard qu’en novembre dernier, Ali Khamenei avait encore rappelé les piliers de ce nouvel ordre mondial : isolation des États-Unis, montée en puissance de l’Asie, expansion d’un front anti-occidental mené par Téhéran. Dès lors, rien de surprenant à l’émergence de l’alliance russo-iranienne sur le théâtre ukrainien, qui conjugue soutien militaire et logistique avec une véritable communion idéologique contre l’Occident. Pour Téhéran, sa réconciliation avec l’Arabie saoudite, avec la Chine comme puissance médiatrice, symbolise avant tout la fin de l’hyperpuissance américaine, et le début d’une nouvelle ère géopolitique.
Un accord en forme de retour au statut quo antérieur
Riyad comme Téhéran semblent parfaitement conscients des limites de leur accord, pour l’heure simple retour au statu quo qui prévalait avant la rupture de leurs relations diplomatiques en 2016. De manière pragmatique, l’accord est essentiellement considéré comme une trêve permettant à chacun de poursuivre ses propres objectifs. Aux yeux des autorités iraniennes, il est avant tout une manière de préserver l’influence régionale de l’Iran à peu de frais. En réalité, aucune remise en cause de sa politique extérieure, ni de son réseau de proxies, encore moins des positions du régime à l’égard des pétromonarchies sunnites du golfe Persique, n’est à attendre de la part des gardiens de la révolution, véritables maîtres d’œuvre des politiques du régime.
“De manière pragmatique, l’accord est essentiellement considéré comme une trêve permettant à chacun de poursuivre ses propres objectifs”
Tout aussi lucides quant à la rivalité qui les oppose aux Iraniens, les Saoudiens prennent l’accord uniquement pour ce qu’il est : un moyen d’assurer les réformes économiques et sociales indispensables à l’avenir de leur pays, dans un contexte sécuritaire qu’ils espèrent apaiser grâce à cette réconciliation, notamment en mettant fin à la guerre au Yémen. Pour autant, leur absence d’illusions quant à la fiabilité et la durabilité des engagements iraniens démontre à quel point ces espoirs sont fragiles.
L’Iran désormais libre de recentrer sa stratégie militaire
Mais la centralité de la normalisation irano-saoudienne dans la stratégie iranienne est éloquente. Pour la République islamique, la mise en sommeil de sa rivalité avec l’Arabie saoudite offrira non seulement une possible bouffée d’oxygène financière et économique, mais aussi tout le loisir de recentrer sa stratégie militaire et diplomatique sur l’éviction définitive des États-Unis du Moyen-Orient.
“Galvanisé par ce premier succès, l’Iran pourrait dès lors durcir sa stratégie extérieure – accélération du programme nucléaire multiplication d’attaques ciblées et autres opérations anti-occidentales, que ce soit en Syrie ou en Ukraine”
En se réconciliant avec la première puissance économique arabe de la région, l’Iran a potentiellement découragé ses voisins arabes de normaliser leurs relations avec Israël. C’est là un double coup critique porté à la fois à l’État hébreu, aujourd’hui très isolé, et aux intérêts américains. Galvanisé par ce premier succès, l’Iran pourrait dès lors durcir sa stratégie extérieure – accélération du programme nucléaire (surtout en l’absence d’accord contraignant), multiplication d’attaques ciblées et autres opérations anti-occidentales, que ce soit en Syrie ou en Ukraine, ou même sur d’autres terrains d’opérations où le recul occidental est déjà manifeste et où la Russie impose son influence, comme en Afrique.
Un nouveau champ des possibles anti-occidentaux
C’est enfin le renforcement d’alternatives politiques et économiques aux institutions internationales occidentales, comme l’Organisation de coopération de Shanghai, le recours à d’autres monnaies que le dollar pour les transactions, ou encore la multiplication d’alliances avec d’autres pays ostracisés et sous sanctions américaines, qui doivent contribuer à l’émergence de ce nouvel ordre multipolaire souhaité par le régime iranien. La nature ayant horreur du vide, le recul de plus en plus manifeste des Occidentaux du Moyen-Orient ces dernières années a grandement favorisé l’émergence de cet axe anti-occidental, qui accélère aujourd’hui sa montée en puissance. L’isolationnisme ne saurait donc répondre à cette problématique majeure, dont ni les États-Unis ni les Européens ne semblent pour l’heure mesurer l’ampleur ni la gravité.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans Le Nouvel Economiste du 12/04/2023.