Alors que le Moyen-Orient se trouve actuellement dans un processus de rééquilibrage stratégique, trois puissances majeures du monde musulman demeurent dans un conflit de rivalité auquel la diplomatie peine à apporter une résolution. Le triangle géopolitique constitué par l’Iran, l’Egypte, et la Turquie, persiste en effet à être marqué par une dynamique complexe en raison d’un passif historique et géopolitique remontant aux temps des empires safavide et ottoman. Terre de révoltes régulières contre l’autorité ottomane à partir du XVIIIème siècle à l’instar de l’Arabie voisine, l’Egypte a lutté pour son indépendance bien avant la chute du califat en 1924. Le ressentiment des Turcs républicains envers le monde arabe a d’ailleurs largement contribué à la rupture, activement promue par Atatürk, avec tout un héritage musulman et arabe au profit de la culture préislamique anatolienne et des racines altaïques du peuple turc.
Après 1945, la rivalité entre la Turquie et l’Egypte s’est particulièrement exprimée en arrière-plan des luttes d’influence avec l’ancienne puissance coloniale britannique autour de la maîtrise du Canal de Suez. Face à la montée du panarabisme et aux rêves de « grand Etat arabe » du leader égyptien Gamal Abdel Nasser (1918-1970) Ankara s’est employée, notamment via le pacte de Bagdad (signé en 1955 entre la Grande-Bretagne, l’Iran, l’Irak, le Pakistan et la Turquie) à isoler l’Egypte au sein du Moyen-Orient. Enfin, les deux pays ont été fortement antagonistes durant la Guerre froide, la Turquie ayant été le premier Etat musulman à reconnaître Israël dès 1949 et se positionnant en Etat pivot de l’OTAN au Moyen-Orient, face à une Egypte à la tête de l’opposition arabe face à l’État hébreu, et engagée aux côtés de l’URSS. Cette dynamique trouva un terme avec la signature des Accords de Camp David en 1979, lorsque Le Caire normalisa ses relations avec Israël.
Année charnière à bien des égards, 1979 a vu alors l’Egypte délaisser la Turquie pour se concentrer sur l’Iran. Car si les relations entre les deux pays étaient déjà conflictuelles à l’époque du nassérisme pour des raisons idéologiques et des considérations géopolitiques, la Révolution islamique a entraîné leur rupture durable. L’asile accordé au Shah Reza Pahlavi par Le Caire, ainsi que sa reconnaissance officielle de l’État d’Israël, contrevenaient profondément au projet politique de l’Imam Khomeini. Le soutien de l’Egypte à Saddam Hussein durant la guerre Iran-Irak entre 1980 et 1988, et surtout l’intégration de l’équation palestinienne à la diplomatie d’influence iranienne, ont parachevé cette hostilité. Le soutien de Téhéran au Hamas et au Jihad islamique à Gaza – considérée par Le Caire comme une zone-tampon pour sa propre sécurité intérieure – menaçait en effet davantage l’Egypte que la proximité de la Turquie avec les mouvements palestiniens, en raison de leurs liens militaires avec l’Iran.
La dernière décennie a été marquée par de nombreuses évolutions géopolitiques au Moyen-Orient, où l’Egypte s’est retrouvée à nouveau en position centrale face aux ambitions de la Turquie et de l’Iran dans la région. La proximité idéologique et politique entre les deux pays et les Frères musulmans, qui ont atteint leur apogée politique en 2012 avec l’élection de Mohammed Morsi à la tête de l’Egypte, laissait augurer des relations bilatérales très profitables pour l’Iran et la Turquie. Mais elle entraîna en réaction une forte hostilité entre Le Caire et les pétromonarchies sunnites du Golfe Persique, qui favorisa le renversement de Morsi et l’avènement d’Abdel Fattah al-Sissi deux ans plus tard. L’axe composé de l’Egypte et de ses deux principaux « parrains » financiers, l’Arabie Saoudite et les Emirats, s’engagea par la suite sur plusieurs terrains, de la Libye au Yémen, et contribua activement à éteindre le feu allumé par les multiples printemps arabes à travers le Moyen-Orient.
Aujourd’hui, l’accord irano-saoudien du 10 mars dernier pourrait permettre de négocier une réconciliation entre l’Iran et l’Egypte, l’administration Sissi suivant de près les orientations stratégiques de ses bailleurs de fonds du Golfe Persique. Si la normalisation des relations irano-saoudiennes permet in fine de résoudre plusieurs dossiers régionaux, notamment en Syrie et au Yémen, l’amélioration des relations bilatérales entre l’Iran et l’Egypte devrait donc naturellement suivre.
Un mouvement semblable avec la Turquie paraît moins probable tant que le président Erdogan reste à sa tête, en raison de son adhésion à l’idéologie politique des Frères musulmans, et de sa persistance à nier la légitimité de l’administration Sissi en Egypte. En outre, la déposition et la mort de Mohammed Morsi ont créé une rupture profonde et durable pour la Turquie, en anéantissant ses ambitions pour l’islam politique dans le monde arabe. Certes, de timides avancées ont pu être obtenues depuis 2021, Ankara s’étant engagée à demeurer plus discrète sur son soutien aux Frères musulmans.
Néanmoins, l’aide militaire accordée à l’Ethiopie sur l’épineuse question du Barrage de la Renaissance laisse transparaître des choix stratégiques inquiétants pour l’Egypte, tout comme l’engagement turc en Libye, qui reste sans doute le principal obstacle à toute normalisation de leurs relations. Signés en 2019 et 2022, les accords de coopération militaire et maritime en vue de l’exploitation des hydrocarbures entre la Libye et la Turquie ont gelé les négociations entre Le Caire et Ankara. L’Egypte n’a en effet aucunement l’intention de bouleverser les équilibres énergétiques en Méditerranée orientale au profit de la Turquie, pas plus qu’elle ne souhaite brouiller ses relations avec la Grèce et la République de Chypre. En cas d’alternance politique en Turquie, il n’est pas certain que le dossier libyen change d’orientation. L’hostilité entre Ankara et Le Caire promet donc de s’inscrire dans la durée et d’occasionner un renforcement de leur lutte d’influence sur les questions énergétiques, religieuses et culturelles.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 23/04/2023.