Il se pourrait que le Moyen-Orient soit à la veille d’un bouleversement géopolitique majeur, tant les nouvelles surprenantes affluent sur le front diplomatique. Le site d’information iranien Nour News, proche du Conseil suprême de la Sécurité nationale iranienne (instance chargée de la politique étrangère et sécuritaire de l’Iran) a annoncé en milieu de semaine le dégel de 7 milliards de dollars d’avoirs financiers iraniens, bloqués en Corée du Sud du fait des sanctions extraterritoriales américaines. L’information aurait été confirmée, sous couvert d’anonymat, par un porte-parole du Conseil national de sécurité des Etats-Unis, qui aurait également précisé que l’Iran pourrait utiliser ces actifs à des fins humanitaires.
La Corée du Sud, troisième cliente des hydrocarbures iraniennes avant 2018, semble avoir beaucoup œuvré auprès de Washington pour assurer ce transfert des fonds vers des banques de confiance dans des pays du Moyen-Orient, assorti de restrictions afin d’en limiter l’utilisation. Pour l’heure, aucun détail précis n’a cependant été divulgué, même si des négociations sur la procédure de transfert bancaire seraient en cours entre experts américains et iraniens.
Depuis la reprise des discussions entre les Etats-Unis et l’Iran concernant le renouveau du JCPoA (l’accord nucléaire), le dégel de ces actifs était devenu un sujet de négociations central, tout comme la délicate question des échanges de prisonniers binationaux détenus en Iran sur des accusations d’espionnage. La levée des sanctions sur cette manne financière non négligeable pour l’économie iranienne avait été plusieurs fois annoncée comme imminente, notamment au début de l’automne 2022 après plusieurs semaines « de discussions intensives » entre Washington et Téhéran par l’entremise d’un pays médiateur, vraisemblablement Oman. Les manifestations massives qui ont secoué l’Iran et entraîné une violente répression de la part du régime iranien, ainsi que le soutien iranien à la Russie en Ukraine, avaient mis un coup d’arrêt à ces avancées, et échaudé l’administration Biden pour poursuivre ouvertement son dialogue avec l’Iran. Affaibli par plusieurs échecs diplomatiques et par des critiques domestiques, décidé à concentrer les efforts stratégiques américains sur la montée en puissance de la Chine, le président américain semblait mettre temporairement de côté l’équation iranienne, bien que le statu-quo soit intenable face à la rapide avancée technologique de l’Iran en matière nucléaire.
L’effervescence diplomatique que l’on observe clairement depuis le début de l’année 2023 au Moyen-Orient semble indiquer que l’administration Biden, qui n’a jamais totalement fermé la porte aux négociations avec l’Iran, privilégie désormais une voie indirecte pour rétablir le contact, en passant notamment par ses alliés régionaux.
L’annonce du dégel des actifs iraniens bloqués à Séoul intervient en effet à peine quelques semaines après le rétablissement des relations bilatérales entre l’Iran et l’Arabie Saoudite, principal allié américain dans la région. Certes, la Chine s’est imposée comme médiatrice de ce rapprochement et en a tiré un réel crédit diplomatique, qui contraste avec le recul stratégique des Etats-Unis au Moyen-Orient. Il paraît cependant douteux que Washington n’ait pas été informé en amont d’un tel évènement via les diplomates saoudiens. Riyad avait naturellement besoin de la caution morale d’un pays qui reste, malgré les difficultés relationnelles et ses aspirations à la diversification diplomatique, son premier et principal allié militaire pour assurer sa sécurité.
Au-delà de ses bénéfices géostratégiques et économiques évidents pour les deux pays, cette réconciliation inattendue a rapidement pris une dimension régionale. Quelques jours à peine après l’annonce de la reprise des relations irano-saoudiennes, le secrétaire du Conseil suprême de la sécurité nationale iranien, s’entretenait avec le Président des Emirats Arabes Unis pour étudier la possibilité d’une « coopération renforcée » entre les deux pays. Le fait que l’Arabie Saoudite et les Emirats Arabes Unis, deux alliés majeurs des Etats-Unis au Moyen-Orient, systématiquement ligués contre les intérêts iraniens dans la région, donnent des signes évidents de réconciliation diplomatique, pave la voie à une stabilisation régionale et à une meilleure entente entre les voisins du Golfe Persique.
En la matière, le Qatar suscite une attention accrue, car sa position entre Washington et Téhéran est essentielle. Doha est en effet un partenaire de premier plan des Occidentaux dans le Golfe Persique, hébergeant le Commandement central américain avec l’importante base aérienne d’Al-Udeid, et bénéficiant du statut privilégié d’« allié majeur hors OTAN ». L’émir du Qatar a été le premier chef d’État à se rendre à Washington après la prise de fonctions de Joe Biden en janvier 2021, a largement pallié à la crise énergétique européenne depuis le début de la guerre en Ukraine, et demeure farouchement aligné sur la position américaine concernant l’ostracisation du régime d’Assad en Syrie. Enfin et surtout, sa proximité politique et économique, toujours conservée, avec l’Iran, est un facteur déterminant dans l’avancée des négociations diplomatiques avec les Etats-Unis Doha est d’ailleurs envisagé pour servir de pays de transit ou d’hébergement aux actifs iraniens rapatriés de Corée du Sud, preuve s’il en est de son crédit auprès des Américains. Le Qatar pourrait donc avoir un rôle majeur à jouer dans les prochains mois dans la dynamique diplomatique actuelle.
Le « désengagement américain » est peut-être une expression facile pour désigner ce qui s’apparente davantage à un changement de paradigme dans la politique étrangère américaine au Moyen-Orient. En minimisant la portée symbolique de la médiation de la Chine dans le rétablissement des relations bilatérales entre l’Iran et l’Arabie saoudite, les Etats-Unis considèrent l’accord avant tout comme l’expression d’une volonté des pays voisins du Golfe Persique en vue de favoriser la stabilité du Moyen-Orient. En dépit des apparences, Washington continue de peser sur ces évolutions, mais choisit une moindre exposition en agissant « par proxy », à l’inverse de la Chine qui s’enhardit dans une région complexe et instable d’où les Etats-Unis ont tiré d’amères leçons. Celles-ci leur ont peut-être enfin permis de mettre au point une diplomatie plus fine, moins risquée pour leurs intérêts, et potentiellement plus efficace.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 30/04/2023.