Ce n’est qu’une question de temps, et l’issue de l’élection présidentielle turque n’y changera rien, pas plus que les discours enflammés et nationalistes de fin de campagne. Une fois élu, le nouveau président de la Turquie se retrouvera très rapidement aux prises avec une crise économique décrite comme sans précédent par les économistes, et qui constituera le principal défi immédiat du nouveau mandat.
Depuis 2018, l’économie turque est enfermée dans un cycle négatif qui n’a jamais été résorbé. Dépréciation continue de près de 80 % de la livre turque face au dollar, hausse de l’inflation stabilisée à 44 %, mais qui a pu atteindre plus de 80 % fin 2022, hausse évidemment du coût de la vie… Face à ces phénomènes contre lesquels le gouvernement sortant a échoué à apporter des solutions efficaces, ce sont des millions de Turcs des classes moyennes, ceux-là même que les dix premières années de l’AKP au pouvoir avaient permis de sortir de la pauvreté, qui sont aujourd’hui menacés de déclassement.
Détourner la responsabilité de cette situation sur les réfugiés syriens dissimule mal le fait qu’à l’inverse du roi Midas, tout ce qu’Erdogan touche ne se transforme pas en or. A défaut de disposer d’un bilan économique éclatant, ce qui avait fait la force de l’AKP au temps des « Dix Glorieuses », le président sortant a multiplié les largesses envers la population turque depuis le début de l’année 2023, à grand renfort d’une politique redistributrice qui a entraîné une hausse des salaires, la titularisation de 40 000 contractuels de la fonction publique, ou encore la gratuité du gaz fourni par la Russie. Quel que soit le nouveau gouvernement élu, il devra pérenniser ces décisions en augmentant les dépenses de l’État, alors même que le poids colossal de la catastrophe du 6 février dernier est estimé à 103 milliards de dollars, soit 9 % du PIB turc pour la seule année 2023. Or, selon les économistes, ce sont précisément ces « mesurettes » électoralistes, décrétées dans l’urgence, mais coûteuses pour le budget de l’État à long terme, qui risquent de faire basculer l’économie turque dans un phénomène de contraction, voire de récession. Les mécanismes symétriques de dévaluation de la monnaie et de hausse des prix vont très probablement s’accroître et peser sur une population active, qui s’appauvrira encore davantage alors qu’elle travaille.
La réélection d’Erdogan, compte tenu de sa gestion économique désastreuse et de ses « croyances » économiques peu orthodoxes, pourrait même accélérer ce processus. Alors qu’une des principaux outils de lutte contre l’inflation est la hausse des taux d’intérêts, le président sortant s’y est obstinément opposé – car l’usure est proscrite par l’islam – et pour ce faire, a considérablement limité le contrôle des autorités de régulation turques. Durant sa campagne, Erdogan a confirmé qu’il ne changera pas sa méthode, persuadé que des taux d’intérêt bas stimulent la croissance en facilitant l’accès au crédit à la consommation, ce qui stimulerait par voie de conséquence le tissu productif turc et les exportations. Pour financer sa politique dispendieuse, l’actuel gouvernement a donc multiplié les solutions alternatives : vente de ses réserves de devises étrangères début mai, à hauteur de 7,6 milliards de dollars, démarchage diplomatique actif auprès de bailleurs de fonds du Golfe Persique, dont le Qatar et l’Arabie Saoudite, rapprochement avec la Russie pourtant sous sanctions, afin de renflouer la banque centrale turque. La démarche a permis a minima de gagner du temps. Riyad avait annoncé en mars un investissement de cinq milliards de dollars, tandis que Moscou a accepté de reporter le règlement de ses livraisons de gaz après l’élection présidentielle turque. L’heure du règlement est donc proche… mais les ressources financières de la Turquie sont-elles à la hauteur ?
Pour les économistes, ces négociations, qui n’ont rien eu d’officiel, signent la stratégie court-termiste d’Erdogan, bien davantage préoccupé par sa réélection que par les réformes structurelles fondamentales et urgentes réclamées par tous les économistes sérieux (et indépendants, quand il en reste) du pays depuis plusieurs années.
Persuadé de n’avoir fauté en rien, l’actuel gouvernement, en cas de reconduite, ne variera sans doute en rien sa politique économique. Quelle sera alors la porte de sortie ? Les économistes s’attendent à une chute libre pour la devise nationale, des restrictions sur les retraits en devises étrangères, et surtout, un Etat en défaut de paiement.
A l’inverse, l’opposition a promis un redressement économique dans les règles, par la hausse des taux d’intérêts et la restauration de l’indépendance de la banque centrale, dont les décisions sont soupçonnées d’être directement influencées par Erdogan lui-même. Mais dans le cas, de plus en plus improbable, où Kilicdaroglu serait élu aujourd’hui, il hériterait de toute manière d’une situation économique qui ne pourra souffrir aucun attentisme et réclamera des décisions urgentes et efficaces.
Qu’Erdogan perde face à Kilicdaroglu, et il lui aura laissé un cadeau empoisonné. Qu’il soit réélu, et il aura à gérer les conséquences d’une politique désastreuse qu’il a lui-même semée. Alors qu’il souhaite faire de la Turquie l’une des dix premières économies mondiales, la crise à venir signerait son premier manquement à ses promesses de campagne. Dans les deux cas, la Turquie se prépare à affronter des jours sombres.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 28/05/2023.