« En 1947, nous étions une nation qui recherchait un pays. Aujourd’hui, nous sommes un pays qui recherche une nation. » Cette phrase attribuée à Jinnah s’applique encore aujourd’hui à la politique pakistanaise, soixante-dix ans après sa création. À peine né, le Pakistan est entré dans un questionnement existentiel qui, à ce jour, n’a toujours pas trouvé de réponse claire et encore moins définitive. L’ambiguïté quant à son exacte nature politique s’est articulée dès le début surtout autour de deux problématiques. D’abord, son positionnement vis-à-vis de l’Inde, hier « frère », aujourd’hui nouveau voisin et même « frère ennemi », avec lequel la Partition a exacerbé les antagonismes.
En 1947, l’Inde sort victorieuse du combat anticolonialiste contre les Britanniques. Elle devient à la fois un État démocratique (elle se dote d’une Constitution dès 1950) et le pays d’une majorité hindoue. Son identité culturelle est donc sans ambiguïté, et elle semble s’imposer comme l’héritière du Raj britannique.
Le Pakistan, en revanche, est né d’une sécession sanglante, dont on a rendu la communauté musulmane exclusivement responsable – niant au passage l’implication des dirigeants du Congrès national indien. Bien qu’il réunisse une élite et une communauté religieuse héritières des Moghols, de leur culture et de leur religion, sur une même terre, il n’apparaît pas comme tel aux yeux du monde. Pour quelle raison ?
Bien plus que pour se libérer du joug britannique, le Pakistan fut créé pour libérer les musulmans de « la menace » des hindous. Les nationalistes indiens ne manquèrent pas d’accuser les puissances étrangères, la Grande-Bretagne en tête, d’avoir fomenté la Partition dans le but d’affaiblir la future Inde indépendante et un Nehru sympathisant du socialisme. Et, surtout, de créer avec le Pakistan un État-tampon qui complexifierait la politique régionale face aux ambitions de l’URSS. Si l’explication est partiale, il n’en reste pas moins vrai que le Pakistan sera souvent l’otage de la politique antisoviétique de l’Occident jusqu’en 1991.
Outre ces observations d’ordre existentiel, le Pakistan et l’Inde furent promis à s’affronter dès le premier jour de l’indépendance en raison de différends territoriaux au Cachemire. Intrinsèquement, le Pakistan se sentait donc fragilisé dès ses débuts face à son immense voisin, d’emblée plus stable que lui et, à tort ou à raison, menaçant pour sa souveraineté et son intégrité territoriale.
L’autre source d’ambiguïté reste bien sûr le rapport du « pays des Purs » à l’islam et son attitude face au reste du monde musulman. Le Pakistan devait-il incarner le havre de paix des musulmans indiens tout en restant accueillant pour les autres religions, ou devenir un véritable État musulman voire islamique ? Jinnah, en vertu de sa formation intellectuelle et de la méfiance qu’il entretenait vis-à-vis des particularismes ethniques et de la religion en général, imaginait pour sa part un État laïc, où les musulmans seraient certes majoritaires, mais où toutes les religions auraient droit de cité. Face à lui, un homme comme Maududi, qui ne s’était résigné que de mauvais gré, et par calcul politique, à la Partition, milita dès 1947 pour que le Pakistan devienne un État islamique fondé sur la sharia. En outre, le caractère universaliste de l’islam ne pouvait selon lui être compatible avec un État-nation au sens européen du terme. Les deux logiques s’entrechoquaient. Enfin, les autres pays musulmans virent d’un mauvais œil l’apparition sur la scène internationale d’un pays qui se vantait d’être le premier État fondé sur son appartenance à l’islam et d’être, en vertu de cette identité islamique, de facto anticommuniste. À l’orée des années 1950, alors que le panarabisme – qui visait à créer une nation arabe, socialiste et laïque, unissant tous les pays arabes musulmans – devait fortement se développer avec Nasser en Égypte ou le parti Baas en Irak et en Syrie, l’irruption du Pakistan sur la scène politique internationale fut nécessairement regardée comme une concurrence dérangeante.
Cette question du positionnement du nouvel État face à l’islam conditionna l’essentiel de la politique des dirigeants pakistanais successifs, depuis Jinnah jusqu’à nos jours. Jinnah voulait avant tout construire un État fort, véritablement une « nation » basée sur une culture et une langue communes. Ses successeurs ont, à des degrés variés, revendiqué l’islam comme caractéristique principale de l’État pakistanais et source de son droit, alternant ainsi périodes d’ouverture démocratique et périodes d’islamisation. Ayub Khan, Zulfi kar Ali Bhutto, Zia ul-Haq ont ainsi progressivement introduit dans la Constitution pakistanaise le respect dû aux lois coraniques, au point qu’en 1973, le Pakistan est officiellement devenu un État islamique. Mais, comme le précise Christophe Jaffrelot : « Si ces hommes d’État se sont réclamés de l’islam, c’est bien moins en vertu de leur foi personnelle que pour forger une nation musulmane transcendant les clivages régionaux. Or, cette idéologie islamique découle directement du combat mené par la Ligue musulmane au temps des Britanniques dans l’espoir d’obtenir un homeland pour les musulmans du “Raj”. Mais la Ligue [musulmane, ndla] représentait surtout alors les musulmans des provinces où ils étaient minoritaires ; une fois au pouvoir, elle ne parvint pas à effacer au moyen de son idéologie les particularismes ethniques des musulmans des autres régions. »
Cette problématique régionale a en effet complexifié durablement la politique pakistanaise. La fondation du Pakistan résulte du combat des musulmans « minoritaires » au sein du Raj britannique, pour donner une terre d’asile à l’islam indien. Mais ce faisant, le pays nouveau-né s’est retrouvé être une mosaïque de régions aux particularismes ethniques fort différents, du Baloutchistan au Bengale oriental en passant par le Sind et le Pendjāb. Chaque ethnie, chaque groupe social qui composait alors le Pakistan disposait de ses coutumes, souvent de sa langue, qui n’était pas forcément l’ourdou – la littérature bengalie était ainsi très réputée, et ses locuteurs s’en faisaient une fi erté et un motif de revendication nationaliste. Unir cette mosaïque ethnique n’avait rien de simple et le sujet détermina grandement la politique des dirigeants successifs du Pakistan durant les soixante-dix dernières années. Les difficultés en la matière, toujours palpables aujourd’hui à travers les violences ethniques dans les zones tribales ou au Baloutchistan, montrent bien qu’il était particulièrement illusoire de vouloir uniformiser autant d’identités régionales différentes, et qu’il était surtout encore plus complexe de définir une identité nouvelle et commune.
La trajectoire politique chaotique du Pakistan depuis 1947 contraste très fortement avec la stabilité institutionnelle du voisin indien, qui a érigé son caractère démocratique en véritable marque de fabrique. Plutôt que de s’interroger sur la compatibilité de l’islam avec la démocratie, il serait plus exact de rappeler qu’au Pakistan se mêlent de nombreux facteurs expliquant cette alternance d’épisodes démocratiques et d’épisodes autocratiques : son angoisse existentielle face à l’Inde, qui a justifié de réduire le champ des libertés au nom de la sécurité nationale ; la gestion des tensions ethniques et des groupes sociaux, qui n’a guère facilité l’élaboration d’une vie politique pluraliste et démocratique ; un débat sur le caractère identitaire de la religion et donc sa place dans l’espace public. Cette accumulation de facteurs a effectivement fragilisé le Pakistan et contribué à en faire un État certes en difficulté, mais non dépourvu de ressources et de vitalité.
Extrait du live « Le Pakistan : De l’empire des Moghols à la République islamique » de Ardavan Amir-Aslani publié aux éditions de l’Archipel.
Article paru dans l’Atlantico du 07/07/2019.