Si le récent sommet du G20 n’a permis d’obtenir aucune déclaration d’envergure sur la guerre en Ukraine ou la sortie des énergies fossiles, l’évènement aura au moins servi à son hôte, Narendra Modi, de vitrine pour son idéologie nationaliste à un an des élections législatives de 2024. En amont du sommet, les invités pour le dîner du samedi soir ont eu sans nul doute la surprise de lire que le nom de l’Inde n’était mentionné nulle part. A sa place pouvait en revanche se lire le terme « Bharat », le nom du pays en sanskrit. Mentionné dans les textes védiques les plus anciens de l’Inde, il y désigne l’ensemble du sous-continent indien.
Pourquoi un tel changement, puisque la Constitution indienne indique les deux noms dès son article premier, et que ceux-ci sont utilisés indifféremment en Inde comme à l’étranger ? Soixante-quinze ans après l’indépendance obtenue de l’Empire britannique en 1947, Narendra Modi souhaite pourtant faire supprimer par voie législative le terme « Inde » de tous les textes officiels pour ne plus retenir que celui de « Bharat ». En effet, le nom qui fut celui de l’Inde depuis toujours est désormais jugé comme « un terme abusif hérité des Britanniques », par opposition à sa version sanskrite, « symbole de la culture indienne ».
Cette analyse sémantique n’est pourtant qu’une mauvaise interprétation faisant peu de cas de la vérité historique. Le terme « Inde » est en effet bien plus ancien que le Raj britannique puisqu’il dérive du nom « Sindhu », la désignation sanskrite du fleuve Indus, frontière naturelle de l’Inde dans l’Antiquité. Hérodote lui-même au Vème siècle avant J.C mentionnait déjà ce nom pour désigner « le pays indien » dans L’Enquête.
Cette volonté de renommer le pays uniquement par son nom sanskrit dénote une fois de plus la vision étroite de l’identité indienne telle que Narendra Modi et son parti ultra-nationaliste Bharatiya Janata Party la défendent depuis bientôt dix ans au pouvoir. Elle s’inscrit surtout dans une vaste entreprise de « décolonisation » globale de l’Inde, jugée corrompue par l’influence d’envahisseurs : les Britanniques d’une part, mais aussi les Moghols, ces souverains musulmans qui ont pourtant donné à l’Inde les monuments qui la symbolisent dans le monde entier – en premier lieu le Taj Mahal – ainsi qu’une richesse culturelle et ethnique qui a contribué à son identité et son histoire. La discrimination croissante exercée à l’encontre des musulmans indiens par le gouvernement Modi traduit cet objectif, tout comme l’annexion du Cachemire, actes aujourd’hui totalement négligés par la communauté internationale et singulièrement par les autres puissances musulmanes à l’exception notoire du Pakistan.
Mais pour le BJP, la cible est également cette élite indienne sécularisée, historiquement symbolisée par Jawaharlal Nehru, le premier Premier ministre de l’Inde indépendante, jugée trop sécularisée, trop occidentalisée, et déconnectée du peuple indien qu’elle a gouverné presque sans interruption de 1947 à 2014 via le parti du Congrès.
L’usage du terme « Bharat » a donc une importance particulièrement significative en cette année pré-électorale. Car il ne fait aucun doute que les élections générales de 2024 seront les plus cruciales de l’histoire contemporaine de l’Inde : celles qui la verront poursuivre la tradition pluraliste des pères de la démocratie indienne, ou choisir le chemin de l’ethno-nationalisme tant souhaité par les défenseurs de l’Hindutva, « l’hindouité ». Au coeur de cette doctrine popularisée par les intellectuels nationalistes hindous, se trouve la ferme conviction d’une corruption de l’âme indienne par les règnes moghols et britanniques, qui justifie donc à la fois l’idée de conflit ouvert avec les musulmans indiens, mais aussi de retour à l’idée d’Akhand Bharat, ou « Inde indivisée ». Dans sa vision « minimaliste », cette théorie expansionniste prône le retour aux frontières de l’Inde avant la Partition de 1947. Or, ce rétablissement d’une Inde « réunifiée » s’étendant de l’Indus jusqu’au golfe du Bengale reviendrait à nier l’existence du Pakistan et du Bangladesh… Dans sa vision maximaliste, l’Akhand Bharat englobe ces mêmes pays en y ajoutant le Myanmar, l’Afghanistan, le Népal, le Bouthan, le Tibet et le Sri Lanka !
Avant de donner corps à ce fantasme révisionniste et expansionniste, les membres du BJP s’emploient déjà à faire de l’Inde une « nation hindoue » dans les frontières héritées de 1947, ce qui menace directement l’existence des minorités ethniques et religieuses du pays et justifie les violences à leur égard. Paradoxalement, cette vision exclusive de l’identité indienne menace directement la nation indienne, forgée par les luttes politiques de Nehru et Gandhi. Car renommer l’Inde de son nom sanskrit reviendrait en effet à nier le caractère politique de l’indianité pour en faire un marqueur exclusivement civilisationnel et culturel. Dès lors, qui pourrait nier que l’ourdou est une langue indienne que l’on parle aussi bien à New Delhi qu’à Dacca ou Lahore, ou que la musique pakistanaise est une musique issue de l’Inde ?
En voulant exclure, Modi rappelle finalement que l’indianité dépasse les frontières actuelles de l’Union indienne. Et son choix donne dès lors au Pakistan une nouvelle raison de se réclamer du principal héritage des Moghols : cette identité multiculturelle et multiethnique. La polémique a d’ailleurs ravivé à Islamabad le souvenir de la controverse qui avait entouré le choix du nom « Inde » par New Delhi en 1947, Mohammed Ali Jinnah, le père fondateur du Pakistan, considérant que l’Inde restait avant tout ce grand ensemble civilisationnel cohérent, cette construction dépassant largement les deux pays nouveaux-nés qui pouvaient légitimement continuer à en faire partie. Par sa réécriture de l’Histoire et sa conception erronée de l’identité indienne, Modi risque donc d’obtenir l’inverse de ses objectifs : affaiblir son pays et renforcer la légitimité du « frère ennemi ».
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 17/09/2023.