Depuis décembre 2022, les 120 000 Arméniens vivant dans l’enclave du Haut-Karabakh, disputée entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, subissent un blocus presque permanent et organisé par Bakou. Les forces azéries maintiennent en effet de manière quasi continue un barrage sur le corridor de Latchine, seule connexion terrestre entre le territoire de l’Artsakh et le reste du monde. Denrées alimentaires et biens de première nécessité, aide médicale, convois de la Croix-Rouge, rien désormais ne circule plus sur cette route et n’atteint une population qui se trouve de facto en état de siège. Or, selon l’article 2 de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, toute situation “infligeant délibérément à un groupe humain des conditions de vie susceptibles de conduire à leur destruction physique” s’apparente à un cas manifeste de génocide. Et de fait, toutes les conditions d’une famine insidieuse ont été créées contre l’Artsakh et sa population arménienne.
Famine, nettoyage ethnique et déshumanisation
Dans les conflits, l’usage de la famine est d’autant plus cruel qu’il passe généralement inaperçu auprès de la communauté internationale. Les précédents sont nombreux dans l’histoire du XXe siècle. Cette arme “invisible” a ainsi frappé près d’un million d’Arméniens lors du génocide de 1915, Polonais et Juifs à la fin des années 1930 dans les différents ghettos de Pologne, Russes à Léningrad en 1942, Cambodgiens entre 1975 et 1976, enfin Bosniaques à Srebenica durant l’hiver 1993-1994.
“Dans les conflits, l’usage de la famine est d’autant plus cruel qu’il passe généralement inaperçu auprès de la communauté internationale”
Aujourd’hui, plusieurs preuves tendent à démontrer que toutes les conditions pour la perpétration d’un génocide, tant en termes d’intentionnalité que de mise en œuvre, sont actuellement réunies au Haut-Karabakh. La Cour pénale internationale (CPI), saisie par l’Arménie pour analyser la situation sur le corridor de Latchine, a d’ailleurs rendu un avis confirmant le soupçon de nettoyage ethnique perpétré par l’Azerbaïdjan à l’encontre de la population arménienne du Haut-Karabakh. En effet, les conditions de vie qui lui sont imposées constituent bien selon la Cour “un risque réel et imminent pour la santé et l’existence du groupe ethnique”. Par ailleurs, l’Arménie avait dénoncé dès 2021 auprès de la CPI les manifestations de discrimination et de propagande azérie incitant à la haine raciale et à la violence ethnique envers les Arméniens, exprimées non seulement dans les médias mais aussi par les officiels azéris. La vandalisation de l’héritage culturel arménien dans les zones reconquises par l’Azerbaïdjan dans le Haut-Karabakh, suite à la “guerre des 44 jours” de 2020, est une autre preuve de ce processus de déshumanisation, préalable incontournable à tout génocide.
Ilham Aliyev inflexible face aux injonctions de la CPI
L’intentionnalité en matière de génocide est clairement établie par la responsabilité évidente du président Ilham Aliyev dans l’organisation du blocus, maintes fois réitérée et assumée publiquement sur des prétextes fallacieux. Le blocus est ainsi justifié par Bakou par un souci de lutte contre la contrebande de matières premières, d’armes et d’essence entre l’enclave et l’Arménie. Bakou a également refusé de répondre positivement aux injonctions de la Cour pénale internationale, formulées en février 2023 et réitérées en juillet dernier, afin de rétablir la circulation sur le corridor dans les deux sens. Son revirement concernant la reconnaissance de l’autonomie du Haut-Karabakh à la suite du conflit de 2020 confirme également cette volonté d’imposer la souveraineté azérie sur ce territoire par la force.
“Bakou a refusé de répondre positivement aux injonctions de la Cour pénale internationale, formulées en février 2023 et réitérées en juillet dernier, afin de rétablir la circulation sur le corridor dans les deux sens”
Enfin, le 1er août dernier, Ilham Aliyev a de nouveau exprimé le choix simple qu’il offre aux Arméniens de l’enclave et sur lequel il semble refuser toute négociation : l’acceptation du joug de l’Azerbaïdjan, sous peine d’une détérioration de leur situation actuelle. Invoquant la nécessité de lutter contre le séparatisme, le président azéri se réfère souvent au cas de la Catalogne et de l’Espagne. On aurait beau jeu de lui répondre que Madrid ne recourt pas à l’arme du génocide pour répondre aux conflits de souveraineté et à l’irrédentisme sur son territoire !
Le temps long de la justice internationale
La question de la traduction en justice d’Ilham Aliyev pour crime de génocide se posera in fine. Par nature, la justice internationale s’inscrit dans un temps parfois très long, mais parvient le cas échéant à s’accomplir. Le cas du conflit du Darfour et de la responsabilité de l’ancien président soudanais Omar El-Béchir dans son évolution est un exemple récent. De la même manière en 2011, l’ancien président libyen Mouammar Khadafi avait fait l’objet d’un mandat d’arrêt international pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité. Pour l’heure, Ilham Aliyev demeure certes protégé par son immunité en tant que chef d’État. Néanmoins, la CPI pourrait contourner cette difficulté, sous réserve qu’une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU dénonçant la situation au Haut-Karabakh soit adoptée et lui soit transmise.
“La question de la traduction en justice d’Ilham Aliyev pour crime de génocide se posera in fine”
La réalité d’un génocide au Haut-Karabakh pourrait au demeurant permettre de jeter un éclairage nouveau sur le conflit de souveraineté entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie, qui s’est mué ces trente dernières années en une guerre culturelle et ethnique où la haine raciale est particulièrement exacerbée côté azéri. C’est une dimension largement ignorée dans le cadre des négociations, et qui pourtant doit appeler l’attention des pays médiateurs en faveur d’une protection accrue des intérêts arméniens.
Le devoir d’action urgente de la communauté internationale
Alors que la réalité du génocide semble évidente, la communauté internationale, et en particulier les principaux pays médiateurs du conflit – à savoir la Russie et l’Union européenne – ont donc le devoir d’agir de toute urgence. L’administration Biden, la première à avoir reconnu formellement le génocide arménien de 1915, s’est dite fermement engagée dans l’identification et la prévention des génocides. Elle a aujourd’hui face à elle l’opportunité de traduire ces intentions en actes concrets.
“L’administration Biden s’est dite fermement engagée dans l’identification et la prévention des génocides. Elle a aujourd’hui face à elle l’opportunité de traduire ces intentions en actes concrets”
Membres du Conseil de sécurité de l’ONU, ces États sont également membres de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide. À eux de respecter leurs engagements en répondant au crime qui s’opère actuellement au Haut-Karabakh à la mesure de sa gravité. Pour mémoire, la France avait d’ailleurs proposé en 2013 que les cinq membres permanents du Conseil de sécurité voient leur droit de veto suspendu lors de l’étude de cas de génocide.
À court terme, la communauté internationale doit donc œuvrer au rétablissement complet de la liaison terrestre menant au Haut-Karabakh dans les deux semaines, ainsi qu’à l’élaboration d’un dispositif de gestion concret et efficace sur les territoires disputés d’ici 2025, date à laquelle la force de maintien de la paix russe perdra son mandat d’action. Toute la difficulté réside actuellement dans la capacité de ces États à mettre leur relation conflictuelle de côté pour parvenir à une intervention commune au Haut-Karabakh, qui rétablirait une situation normale en très peu de temps.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans Le Nouvel Economiste du 19/09/2023.