Réélu en mai dernier après sa plus difficile campagne électorale, Recep Tayyip Erdogan semblait vouloir s’orienter vers un exercice du pouvoir plus apaisé et rationnel. Renouant avec la doctrine “zéro problème avec les voisins”, théorisée par son ancien ministre des Affaires étrangères Ahmet Davutoglu, qui avait fait le succès de l’AKP au début des années 2000, le président turc paraissait déterminé à rétablir de bonnes relations aussi bien avec les principales puissances du Moyen-Orient qu’avec les Occidentaux. Rien n’a pourtant changé. Alors que la République de Turquie va fêter son centenaire le 29 octobre prochain, force est de constater que le modèle pensé par Atatürk n’est plus que l’ombre de lui-même. La main tendue vers l’Union européenne ne doit pas duper les Occidentaux. Loin d’être abandonné, le projet néo-ottoman et panturquiste d’Erdogan conserve bien au contraire toute sa vitalité et trouve à s’incarner sur de multiples théâtres d’opérations.
Soutien indéfectible de la Turquie à l’Azerbaïdjan
L’offensive déterminante de l’Azerbaïdjan dans le Haut-Karabakh le 19 septembre dernier et la reddition à laquelle le gouvernement autonome de l’enclave a été contraint, entérinant même sa dissolution à partir du 1er janvier 2024, en est l’exemple le plus récent et éloquent. L’issue tragique de ce conflit non résolu depuis trente ans laissait peu de place au doute. Pour l’expliquer, il n’en faut pas moins souligner l’abandon stratégique de la Russie, alliée “théorique” de l’Arménie, dans son étranger proche, qui contraste avec le soutien politique et militaire indéfectible de la Turquie dont a bénéficié l’Azerbaïdjan.
“Derrière l’Azerbaïdjan, la victoire revient largement à la Turquie, qui a damé le pion à la Russie et aux Occidentaux”
Ces trente dernières années ont donné tout loisir à Bakou de renforcer ses équipements militaires auprès d’Ankara mais aussi d’Israël, autre “parrain” qui a ses propres intérêts anti-iraniens à défendre dans le Caucase. Tout loisir aussi d’attiser le sentiment de revanche envers l’Arménie et l’appartenance au monde turcophone, avec l’appui des médias turcs et de l’idéologie de l’AKP. Initié en septembre 2020 par la guerre dite des “44 jours”, le projet de reconquête de l’enclave arménienne est désormais définitivement achevé. Derrière l’Azerbaïdjan, la victoire revient largement à la Turquie, qui a ainsi damé le pion à la Russie, grande puissance rivale dans la région, et aux Occidentaux, dont le président turc rêve malgré tout de s’affranchir.
Corridor du Zanguezour, intolérable pour l’Iran
L’annexion du Haut-Karabakh pose les bases d’une menace très claire pour la stabilité du Caucase. Car c’est désormais l’intégrité territoriale de l’Arménie elle-même qui risque d’être remise en cause. Lors de la visite d’Erdogan dans l’enclave du Nakhitchevan lundi dernier, six jours à peine après l’offensive azérie sur le Haut-Karabakh, le président turc et son homologue azerbaïdjanais Ilham Aliyev ont en effet évoqué “de nouvelles perspectives pour une normalisation générale dans la région”. Derrière cette expression floue se dessine le développement du corridor du Zanguezour, le projet de connexion terrestre entre le Nakhitchevan et le reste du territoire de l’Azerbaïdjan dont le tracé, prévu le long de la frontière commune entre l’Arménie et l’Iran, constitue un problème majeur pour ces deux pays. Intolérable pour l’Iran, qui se verrait ainsi non seulement coupé de son alliée, mais aussi d’une liaison stratégique de première importance vers le Caucase, le projet est considéré par les autorités iraniennes comme l’une des multiples traductions des ambitions pantouranistes de la Turquie et de l’Azerbaïdjan, et risque donc d’accroître fortement la rivalité géopolitique entre les deux grandes puissances dans la région.
Les ambitions d’Erdogan en Méditerranée orientale
D’autres conflits où la Turquie joue un rôle déterminant sont prêts à gagner en intensité. Avec la Grèce, les récents gestes de bonne volonté ne suffiront pas à compenser l’ampleur des différents, le ressentiment historique complexifiant d’ailleurs les revendications territoriales. Bien que toutes deux alliées au sein de l’Otan, la Grèce et la Turquie se disputent en effet la souveraineté de plusieurs îles de la mer Égée et de leur zone économique exclusive qui, dans le cas de nombreuses îles du Dodécanèse, abritent en l’occurrence plusieurs sources d’hydrocarbures convoitées par Ankara. En vertu de la doctrine de la “patrie bleue”, les nationalistes turcs estiment en effet que le tracé des frontières issu du traité de Lausanne a désavantagé la Turquie au profit de la Grèce, autrefois vassale de l’Empire ottoman, et considèrent qu’il est nécessaire de corriger cette “erreur historique”.
“Bien que toutes deux alliées au sein de l’Otan, la Grèce et la Turquie se disputent la souveraineté de plusieurs îles de la mer Égée qui abritent des sources d’hydrocarbures”
Cet objectif s’inscrit au demeurant dans une volonté plus large de renforcer la suprématie turque en Méditerranée orientale, ce qui justifie l’interventionnisme en Libye, à la fois pour des questions idéologiques – Erdogan et le Gouvernement d’accord national libyen étant tous deux proches des Frères musulmans – sécuritaires et économiques. La Syrie demeure également une pièce maîtresse de cette cartographie méditerranéenne, essentiellement pour traiter plus directement la “question kurde” jusque dans le nord de l’Irak.
D’autres conflits gelés à raviver aux portes de l’Europe
Désormais fort du précédent posé par l’annexion forcée du Haut-Karabakh par l’Azerbaïdjan, le président turc espère sans doute régler d’autres “conflits gelés” sur le même mode. En marge de sa visite d’État à Bakou, Erdogan a ainsi rappelé sa volonté de voir Chypre se doter d’une solution à deux États et de faire reconnaître internationalement la République turque de Chypre du Nord, qui ne doit son existence qu’à l’invasion de l’armée turque en 1960 et n’est à l’heure actuelle reconnue d’aucun pays hormis la Turquie ! De même, le conflit tout aussi menaçant entre le Kosovo et la Serbie fait craindre un interventionnisme militaire turc aux portes de l’Europe.
L’Iran comme seul rempart ?
Le panturquisme d’Erdogan et son potentiel de déstabilisation régionale devraient susciter une réponse de la communauté internationale, en lieu et place de l’attentisme stupéfait dans lequel elle demeure. Or, face à l’impérialisme turc, les Occidentaux semblent toujours aussi désemparés que par le passé. La pression exercée par la Turquie lors des négociations sur l’extension de l’Otan ou sur la gestion de la crise migratoire démontre, par son efficacité, qu’Erdogan aurait tort de mettre des freins à ses ambitions. En dépit d’un intense lobbying, l’Arménie en quête d’alliés demeure aux portes de l’Union européenne. Embourbée en Ukraine depuis bientôt deux ans, la Russie apparaît désormais incapable d’assurer la stabilité du Caucase, comme la faillite de sa force de maintien de la paix au Haut-Karabakh l’a tristement démontré. Aujourd’hui, tous les regards se tournent instinctivement vers l’autre grande puissance jadis tutélaire dans la région, l’Iran, qui y conserve d’importants liens culturels et stratégiques et s’impose désormais comme le seul recours militaire capable de rivaliser avec la force turque.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans Le Nouvel Economiste du 04/10/2023.