Après le retrait progressif de leur arsenal militaire du Yémen, les Emirats Arabes Unis affichent encore plus clairement leur rupture avec les Saoudiens.
Entre le 7 et le 10 août, on a vu s’opposer à Aden les forces loyalistes, fidèles au gouvernement d’Abd Rabbo Mansour Hadi, soutenu par l’Arabie Saoudite, et les combattants séparatistes du Conseil de transition du Sud, qui prônent un Yémen du Sud indépendant comme avant 1990. Tous sont pourtant théoriquement alliés au sein de la même coalition dirigée par l’Arabie Saoudite depuis 2015, dans le but de lutter contre les Houthis – et, par procuration, contre l’Iran – qui occupent tout le nord du pays ainsi que Sanaa, la capitale.
Ce serait la mort d’un officier, commandant d’une milice séparatiste nommée « Cordon de Sécurité », équipée et entraînée par les Emirats, dans un bombardement, qui aurait déclenché ce que les médias nomment déjà « la bataille d’Aden ». La confusion la plus grande quant au commanditaire de l’assassinat demeure : les Houthis revendiquent l’acte, tandis que les séparatistes accusent plus volontiers le parti Al-Islah, proche des Frères musulmans et soutien du président Hadi. Des coups de feu échangés lors des funérailles de l’officier ont donné le signal des affrontements, qui ont fait 40 morts et 260 blessés en trois jours, et se sont achevés par la prise de trois casernes et surtout du palais présidentiel samedi 10 août par les forces séparatistes.
Paniquée, l’Arabie Saoudite a réussi à obtenir de tous les belligérants qu’ils se réunissent à Riyad en vue d’un cessez-le-feu. Mais, bien que symbolique, puisque le président Hadi est réfugié en Arabie Saoudite, l’issue de la bataille d’Aden affaiblit encore un peu plus la coalition saoudienne, déjà sérieusement mise à mal par le retrait militaire des Emirats en juin et juillet dernier, et démontre surtout le caractère fantoche du gouvernement de Hadi. Le sud du Yémen est, dans les faits, dominé par les séparatistes du Conseil de transition du Sud.
Personne n’est évidemment dupe du regain d’efficacité des séparatistes, qui s’étaient déjà manifestés en janvier 2018 : le ministère yéménite des Affaires étrangères a immédiatement accusé Abou Dhabi d’être responsable de ce « coup d’Etat ». Mais quelle est la motivation derrière ce qui s’apparente, en effet, à un putsch contre le gouvernement allié des Saoudiens ?
De l’avis de nombreux analystes, la responsabilité des Emirats dans les affrontements des derniers jours ne laisse effectivement aucun doute. Au Yémen, chaque camp est poussé à l’action par son « parrain » régional, et au sud, les Emirats jouent également sur le ressentiment des séparatistes envers leurs compatriotes du nord, qui ont poussé à l’unification du pays en 1990. On peut aussi souligner que le numéro 2 du Conseil de Transition du Sud, Hani Ali Brik, est également le chef de la milice séparatiste « Cordon de Sécurité » qui contrôle Aden, et qui fut directement impliquée dans les affrontements de la semaine passée. Politiquement, il s’aligne totalement sur la position des Emirats, très hostiles à l’islam politique comme celui des Frères musulmans. Faut-il alors s’étonner que l’appel du gouvernement yéménite aux Emirats pour « faire pression de manière urgente » sur les partisans d’un Yémen du Sud indépendant n’ait pas été suivi d’effets ?
Au Yémen, la stratégie des Emirats est en réalité double, et aujourd’hui clairement désolidariséede l’allié saoudien.
Entamée en 2015, l’opération « Tempête décisive » s’est rapidement muée en échec et en catastrophe humanitaire. Coupé en deux entre les Houthis au nord et les séparatistes au sud, le Yémen est devenu un bourbier pour l’Arabie Saoudite, qui cherche désespérément une porte de sortie sans rendre les armes pour autant. De leur côté, les Emirats ont compris que le nord ne serait jamais reconquis, et qu’ils avaient désormais tout intérêt à appuyer les séparatistes pour gagner en influence dans un Yémen du Sud autonome, un pays sur lequel, de surcroit, ils ont toujours eu des visées impérialistes en raison de liens familiaux et commerciaux anciens.
Autre aspect de cette stratégie, une vision de longue haleine en termes d’influence régionale. Si l’Arabie Saoudite, en s’engageant au Yémen, visait très clairement à sécuriser sa frontière méridionale et à affaiblir l’Iran, les Emirats souhaitent bien davantage augmenter leur zone d’influence et de contrôle des routes maritimes. Preuve en est avec le rapprochement, à la surprise générale, d’Abou Dhabi et de Téhéran depuis le mois de juin.
Tandis que sous la menace américaine, les tensions augmentaient dans le Golfe Persique, des officiels iraniens et émiratis se sont rencontrés à plusieurs reprises à Téhéran dans le courant du mois de juillet, un fait sans précédent depuis cinq ans. Au cœur des discussions, la circulation des pétroliers par le détroit d’Ormuz bien sûr, mais aussi très certainement la guerre au Yémen. Téhéran a naturellement approuvé le retrait émirati de la coalition, et la distance de plus en plus marquée avec la politique étrangère saoudienne. C’est effectivement un signal très clair et positif à l’attention de l’Iran, d’autant plus réjouissant pour l’économie iranienne que les Emirats envisagent d’approfondir leurs relations économiques avec la République islamique.
De la guerre par procuration yéménite, c’est pour l’instant l’Iran qui semble renforcé, au grand dépit, très certainement, de l’Arabie Saoudite, qui en sort encore un peu plus affaiblie et décrédibilisée aux yeux de ses alliés et ennemis dans le Golfe Persique.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans Le Nouvel Economiste du 20/08/2019.