La Syrie a besoin des investissements saoudiens pour se reconstruire, et de la puissance militaire turque pour réunifier ses frontières
Le 2 février, Ahmed El-Charaa s’est rendu à Riyad, réservant sa première visite officielle à l’étranger au royaume saoudien, alors qu’il avait déjà consacré son premier entretien au journal saoudien panarabe ‘Asharq Al-Awsat’. Le nouveau maître de Damas est venu solliciter la pétromonarchie pour participer à la reconstruction d’une Syrie ravagée par près de quinze années de guerre.
Riyad a accueilli très favorablement l’arrivée au pouvoir des rebelles islamistes le 8 décembre dernier. D’une part, parce que les relations entre le royaume et la Syrie étaient gelées depuis le début du conflit en raison du soutien saoudien aux rebelles syriens. D’autre part, parce que Riyad entend bien profiter du recul de l’influence iranienne dans la région.
Bien qu’il soit parvenu au pouvoir grâce au soutien turc, le nouveau maître de Damas a aujourd’hui besoin de l’appui des pétromonarchies pour reconstruire une Syrie détruite par la guerre. Il compte aussi sans doute bénéficier des bonnes relations de Mohammed ben Salmane, le Premier ministre saoudien, avec la nouvelle administration américaine pour lever au plus vite les sanctions économiques qui asphyxient son pays.
La résurgence d’une rivalité ancienne
Cependant, deux jours plus tard, le 4 février, Ahmed El-Charaa se rendait à Ankara pour s’entretenir avec le président Recep Tayyip Erdogan, conscient sans doute que ce dernier accepterait mal d’être remplacé comme premier partenaire par l’Arabie saoudite.
Ahmed El-Charaa semble vouloir naviguer entre les deux puissances sunnites au risque de raviver une rivalité turco-saoudienne historique. L’Empire ottoman a dominé le monde arabo-musulman, du Maghreb au Yémen, pendant plus de 400 ans, du XVIe au XXe siècle. Gardien des lieux saints de l’islam, La Mecque et Médine, la Sublime Porte [porte monumentale ouvrant sur le siège du gouvernement du sultan de l’Empire ottoman à Constantinople, ndlr] s’est imposée comme leader du monde musulman sunnite.
Dès le XVIIIe siècle, à l’image du chiisme au XVIe siècle, les tribus de l’actuelle Arabie saoudite se sont unifiées autour du wahhabisme, en opposition au pouvoir ottoman. Aujourd’hui encore, sans remettre officiellement en cause l’autorité du royaume saoudien sur les lieux saints, la Turquie adopte un discours critique à son égard.
Le problème des Frères musulmans
Cette rivalité est aussi politico-religieuse. L’Arabie saoudite et la Turquie incarnent deux modèles opposés de leadership musulman. Depuis l’essor de l’islam politique en Turquie avec l’AKP (le parti de la justice et du développement) et Recep Tayyip Erdogan, Ankara cherche à renouer avec son héritage ottoman et à s’imposer comme leader du monde sunnite.
L’Arabie saoudite voit d’un mauvais œil ses ambitions, notamment en raison des liens turcs avec l’idéologie des Frères musulmans. Alors que ce courant trouve un écho favorable durant les printemps arabes de 2011, les pétromonarchies du Golfe, dont Riyad et Abu Dhabi, interdisent les Frères musulmans en 2014, parallèlement au renversement du président égyptien Mohamed Morsi par le maréchal Abdel-Fattah al-Sissi.
La question kurde
Si Damas compte sur les investissements saoudiens, avec lesquels la Turquie, en situation économique difficile, ne peut pas rivaliser, elle a aussi besoin de conserver une relation forte avec Ankara notamment pour trouver une issue à la question kurde.
Erdogan a besoin de l’appui de la Syrie pour éviter la création d’un État kurde sur son flanc sud, et Ahmed El-Charaa aura besoin d’Ankara s’il veut réunifier la Syrie en récupérant le contrôle du Nord-Est, aux dépens des Forces démocratiques syriennes (FDS) qui aujourd’hui l’administrent.
En définitive, le nouveau président de Damas a compris qu’il lui faudra bien concilier les financements du royaume saoudien et la puissance militaire turque. En honorant Riyad de sa première visite, il a voulu signifier à Erdogan qu’il pouvait ne plus être son partenaire exclusif.
L’avenir dira si les États-Unis entendent jouer les arbitres entre leur allié saoudien et la Turquie, membre de l’Otan.
Maelström moyen-oriental,
Ardavan Amir-Aslani et Sixtine Dupont publié sur le Nouvel Economiste le 06/02/2025
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