Le président intérimaire veut refonder une armée régulière pour désarmer ses opposants, ce qui préoccupe légitimement les minorités
À l’occasion de la Conférence du dialogue national qui s’est tenue mardi 25 février dans le palais présidentiel de Damas, le président par intérim Ahmed Al-Charaa a rappelé sa priorité pour la Syrie : dissoudre les milices et unifier l’armée régulière. Alors que le nouveau maître de Damas entend dessiner les contours de son futur système politique, ses ambitions jacobines sont compromises par le morcellement militaire de son territoire. L’unification de l’armée demeure laborieuse, et ce pour plusieurs raisons.
Le nord-est syrien redoute le réveil de Daech
Tout d’abord, l’avenir des Forces démocratiques syriennes (FDS), bras militaire de l’Administration autonome du Nord et de l’Est de la Syrie (AANES, ou Kurdistan syrien), composé majoritairement de Kurdes, demeure incertain.
Alors que les négociations se poursuivent entre le nouveau maître de Damas et Mazloum Abdi, le commandant en chef des FDS, aucune solution n’a été trouvée. L’intégration militaire des FDS, le système politique qui se dessinera à Damas et le contrôle des ressources énergétiques, importantes dans la région du Rojava et de Deir Ez-Zor, restent d’épineuses interrogations.
L’AANES estime pour l’instant ne pas être liée par l’injonction présidentielle de démilitarisation des groupes armés.
S’ils venaient à déposer les armes, les Unités de protection du peuple (YPG) [la branche armée du Parti de l’union démocratique (PYD) kurde, ndlr] et les FDS, qui ont courageusement combattu l’État islamique tout au long de la guerre civile, redoutent que les cellules dormantes de Daech ne profitent du vide sécuritaire. En effet, l’équilibre de cette région, épicentre de la résistance kurde, reste fragile, notamment dans certaines localités dont celle de Deir ez-Zor qui abrite des camps de réfugiés peuplés de nombreux anciens djihadistes.
Compte tenu du passé terroriste d’Ahmed Al-Charaa, l’AANES se méfie des garanties que formule la nouvelle administration syrienne pour la rassurer. Les contingents qui ont participé au renversement de Bachar al-Assad – Hayat Tahrir al-Cham (ou HTC pour Organisation de libération du Levant), Armée nationale syrienne, groupuscules djihadistes isolés – restent éparpillés et divisés idéologiquement, faisant craindre aux Kurdes que l’armée régulière ne soit pas en mesure de contrôler véritablement le désarmement et de sécuriser la région.
Le PKK pris en étau
Un accord global dépendra aussi de l’issue des négociations fraîchement initiées entre Ankara et le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) irakien. Son leader Abdullah Oçalan, emprisonné depuis 1999 en Turquie, a appelé cette semaine à la dissolution et à la démilitarisation du PKK. Ceci aura indéniablement des échos au sein de la branche syrienne du PKK, confrontée régulièrement à des frappes militaires turques et fragilisée par le renversement de leur allié conjoncturel Bachar al-Assad. Pris en étau entre les Turcs et HTC, les Kurdes syriens parviendront-ils à négocier des garanties de sécurité tangibles ?
De surcroît, le gouvernement central peine à imposer le monopole de la violence légitime dans certaines localités du sud du pays.
Des affrontements ont eu lieu à Jaramana, dans le sud de la banlieue de Damas, entre une partie de la communauté druze et des hommes du HTC. Aussi, le bastion druze de Soueida demeure méfiant envers la nouvelle administration syrienne, refusant en parallèle l’ingérence israélienne.
Israël avance ses positions
Enfin Israël exige la démilitarisation du sud de la Syrie. Si Tel Aviv s’est réjoui de la chute du régime de Bachar al-Assad, par lequel l’Iran faisait transiter ses armes au Hezbollah et au Hamas, il redoute à présent la future politique de l’islamiste Ahmed Al-Charaa comme des groupuscules terroristes qui pourraient profiter du chaos sécuritaire.
Gravement préoccupé par le risque que des massacres similaires à ceux du 7 octobre se reproduisent, le ministre israélien de la Défense a récemment déclaré que les autorités israéliennes ne permettraient pas que le sud de la Syrie devienne le sud du Liban.
Depuis le renversement du régime de Bachar al-Assad, l’armée israélienne a avancé ses positions sur le plateau du Golan, zone tampon qui sépare son territoire de celui de la Syrie, faisant craindre un embrasement régional.
Méfiance légitime des minorités
Alors que le président intérimaire Ahmed Al-Charaa veut refonder une armée syrienne régulière pour désarmer ses opposants et asseoir son pouvoir, ses revendications se heurtent aux préoccupations légitimes des minorités, inquiètes pour leurs droits dans le futur système politique syrien dont les contours demeurent encore inconnus à ce jour.
En définitive, la Syrie reste prisonnière de son passé. Si on comprend la volonté du nouveau président syrien d’unifier une armée régulière, attribut vital d’un État, on comprend aussi tout à fait l’extrême méfiance des minorités, compte tenu du pedigree djihadiste du nouveau maître de Damas et de ses hommes d’Hayat Tahrir al-Cham.
Maelström moyen-oriental,
Ardavan Amir-Aslani et Sixtine Dupont sur Le nouvel Economiste le 06/03/2025
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