Turquie, un pas de plus vers la dictature ?

Au pouvoir depuis 22 ans, et cherchant à réformer une fois de plus la Constitution pour lever l’interdiction de concourir à un troisième mandat présidentiel, Recep Tayyip Erdogan est confronté à une crise politique intérieure qui s’ajoute aux difficultés économiques du pays.

En arrêtant le 19 mars dernier Ekrem Imamoglu, maire d’Istanbul et chef de l’opposition, à quelques jours de la primaire de son parti, les autorités turques n’imaginaient sans doute pas déclencher d’aussi vastes manifestations qui ont réuni à Istanbul des centaines de milliers de personnes.

Deux modèles distincts pour la Turquie

Plébiscité par sa réélection à la mairie d’Istanbul en mars 2024, Ekrem Imamoglu a été provisoirement démis de ses fonctions. Dans les jours qui ont suivi son arrestation, 15 millions d’électeurs se sont mobilisés pour les primaires maintenues par sa famille politique, le désignant officiellement comme candidat à la prochaine élection présidentielle.

Sa supposée collusion avec le PKK, le Parti des travailleurs du Kurdistan, considéré comme terroriste en Turquie, la prétendue falsification de ses diplômes nécessaires pour se présenter à l’élection présidentielle et une éventuelle affaire de corruption dans le cadre de marchés publics lui sont reprochés.

Aux antipodes l’un de l’autre, Imamoglu et Erdogan incarnent deux modèles pour la Turquie. Alors que le CHP (Parti républicain du peuple), héritier de la philosophie kémaliste, plaide pour un régime séculier, l’AKP (Parti de la Justice et du développement) défend l’islamo-conservatisme et poursuit activement sa politique de réislamisation de la société turque en obédience avec l’idéologie des Frères musulmans.

La capitale économique, qui abrite un cinquième de la population turque, est hautement symbolique pour le président en exercice. Originaire d’Istanbul, Recep Tayyip Erdogan en a été maire de 1994 à 1998, puis la ville est restée le bastion de son parti, l’AKP, jusqu’en 2019, année où Ekrem Imamoglu et son mouvement, le CHP, ont remporté les élections.

Spectateur du succès de son adversaire, Erdogan est conscient, par expérience, que la mairie d’Istanbul est un parfait tremplin pour la présidence.

Stratégie minutieusement planifiée

Si l’arrestation du chef de l’opposition a stupéfié la communauté internationale, la stratégie d’Erdogan semble pourtant avoir été minutieusement planifiée.

Déjà en 2017, le maître de la Sublime Porte était parvenu à mettre en œuvre un régime présidentiel en Turquie et à renforcer sensiblement ses prérogatives. Aujourd’hui, il instrumentalise la question kurde pour verrouiller la future présidentielle et n’a pas hésité à manœuvrer pour diviser ses opposants.

Ainsi, en octobre 2024, le MHP (Parti d’action nationaliste) de la coalition d’Erdogan a amorcé des discussions, dont les contours restent encore flous, avec les députés du parti pro-kurde DEM (Parti de l’égalité et de la démocratie des peuples), qui s’étaient alliés avec le CHP, parti du maire d’Istanbul, lors des élections municipales de mars 2024.

Quelques mois plus tard, en février 2025, à l’issue de pourparlers avec les autorités d’Ankara, Abdullah Öcalan, le leader du PKK, emprisonné sur l’île d’Imrali depuis 1999, a appelé son mouvement à déposer les armes.

Le parti DEM semble aujourd’hui écartelé entre le maire d’Istanbul, dont il a dénoncé l’arrestation, et le parti présidentiel, dont il peut avoir besoin pour avancer sur la question kurde.

En attendant 2028

Bien que la recomposition des équilibres régionaux au Moyen-Orient profite aux ambitions néo-ottomanes d’Erdogan, il ne peut s’appuyer uniquement sur sa politique étrangère et doit affronter des difficultés intérieures.

Si le président turc conserve un franc soutien dans l’arrière-pays, sans doute renforcé par la chute de Bachar al-Assad, l’avènement d’Ahmed al-Charaa et le retour progressif des réfugiés syriens qui représentaient un lourd problème de politique intérieure, Erdogan reste confronté à une inflation historique – malgré un récent ralentissement – qui affecte sensiblement le pouvoir d’achat des Turcs et, ce faisant, sa popularité.

À moins qu’il y ait des élections anticipées, l’élection présidentielle n’aura lieu qu’en 2028. D’ici là, l’opinion publique passera-t-elle une fois de plus au-dessus des nombreuses arrestations qui ravivent les souvenirs des soulèvements populaires de Gezi de 2013 et de sa brutale répression, ou au contraire, se lassera-t-elle des éternelles manœuvres d’Erdogan pour s’accrocher au pouvoir ?

Ardavan Amir-Aslani et Sixtine Dupont dans Le nouvel Economiste le 03/04/2025

© SIPA