Jeudi 3 octobre, un salarié de la Préfecture de police de Paris assassinait quatre de ses collègues, avant d’être lui-même abattu par les forces de l’ordre. Une semaine après, Christophe Castaner était auditionné par la commission des Lois du Sénat, afin de mettre au jour les dysfonctionnements qui auraient rendu cette attaque contre l’Etat possible. Ceux-ci, en effet, sont nombreux et interrogent.
Que ce soit le ministre de l’Intérieur, ses collègues de la Préfecture de police de Paris ou ses coreligionnaires de la mosquée de Gonesse, tout le monde s’attache à dépeindre Mickaël Harpon, 45 ans, originaire de la Martinique et salarié de la Préfecture depuis vingt ans, comme un homme « qui n’a jamais présenté de difficultés comportementales » ni « le moindre signe d’alerte ». Un homme en couple, « sans histoires », dont la seule particularité était d’être sourd. Si son handicap ne gênait en rien l’exercice de ses fonctions comme agent administratif au service informatique, l’homme reste néanmoins présenté comme « un solitaire n’ayant pas beaucoup d’amis » et passant beaucoup de temps sur Internet.
Cet homme normal, converti à l’Islam depuis 2008, avait pourtant déjà fait l’objet d’un signalement peu après l’attentat contre Charlie Hebdo en janvier 2015 – qu’il avait légitimé. Plus étonnant encore, Mickaël Harpon appartenait à la Direction du renseignement de la Préfecture, où les agents sont accrédités au secret défense et font systématiquement l’objet d’une enquête approfondie avant d’être intégrés. Embauché il y a vingt ans (donc bien avant sa conversion à l’Islam), il y aurait acquis selon son propre témoignage une forme de stabilité. Mais depuis lors, vraisemblablement, l’évolution de son profil psychologique n’a pas été suivie, ou a été largement sous-estimée. D’après sa compagne placée en garde à vue depuis l’évènement, il aurait ainsi eu une « crise de démence » la nuit précédant l’attaque. Ce passage à l’acte tragique est l’aboutissement d’une radicalisation passée totalement inaperçue, d’un « signal faible qui n’a pas été exploité comme il aurait dû l’être », comme le soulignait Eric Morvan, le directeur général de la police nationale. Mais, précisément, pourquoi ne n’a t-il pas été ?
Les faits soulèvent deux questionnements : d’une part, évoquer l’Islam dans le débat public semble poser de plus en plus de difficultés. De peur de se voir accusés d’islamophobie, les partis de droite comme de gauche n’osent pas aborder un sujet potentiellement clivant. Pourtant, le lien de plus en plus récurrent de l’Islam avec la violence nécessiterait, au nom de la protection des personnes et plus largement de l’intérêt général, que de réelles questions soient posées : sur le mode de financement des lieux de culte, sur la provenance et l’obédience des prédicateurs, sur l’isolement dans lequel certains quartiers et certaines populations fragiles sont abandonnés, en faisant des proies faciles pour les versions les plus extrémistes de l’Islam.
D’autre part, on observe bien qu’il y a, depuis de longues années, un silence coupable, non seulement de la classe politique française, mais aussi des musulmans de France. La réaction des musulmans de Gonesse est à ce titre révélatrice : un état de sidération face à l’évènement, et l’inquiétude de voir leur mosquée considérée comme l’antichambre du terrorisme. Pourtant, les imams de la mosquée locale – Ahmed Hilali, imam adjoint, révoqué depuis vendredi, et Hassan el Haouri, imam référent, toujours en poste – ont la réputation d’être « controversés »… Ahmed Hilali était « fiché S » depuis 2015, mais la raison de ce fichage reste à ce jour encore à préciser. L’association musulmane de Gonesse, en charge du lieu de culte, nie néanmoins que l’assaillant se soit radicalisé dans cette mosquée. Plus que de la gêne et de la crainte, c’est de la colère qu’on serait en droit d’attendre de la part des musulmans de France, de voir ainsi une communauté entière placée en accusation à cause des crimes de quelques-uns. Le Conseil français du culte musulman a beau avoir dénoncé « ces actes criminels commis prétendument au nom de l’Islam » et réaffirmé « son engagement à œuvrer aux côtés des responsables des lieux de culte pour (…) prévenir toute forme de radicalisation », sa parole est tout aussi inaudible que celle d’un Etat protecteur incapable de se protéger lui-même. C’est, de part et d’autre, un mutisme ou une panique quasi totale que l’on observe.
C’est là que les Français issus de l’immigration, qu’ils viennent du Maghreb ou d’autres pays de culture musulmane, et dont les parcours sont marqués par la réussite, ont un rôle fondamental à jouer pour réintroduire l’islam dans le débat public. Outre qu’ils ont la légitimité nécessaire pour parler du sujet – on pourrait difficilement les accuser de racisme ou d’islamophobie – ils peuvent devenir des role-models (héros positifs), des figures avec lesquelles les membres de la communauté musulmane française peuvent s’identifier. Dans le silence assourdissant, ou les contre-vérités, qui entourent désormais la question de l’islam en France, eux que l’on entend peu doivent désormais s’exprimer, critiquer, proposer. Il en va de l’avenir d’une communauté de 10 à 15 millions de personnes, gangrenées par l’obscurantisme alors qu’elles vivent dans un pays qui leur offre un vaste champ d’opportunités.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 15/10/2019.