L’année 2019 restera sans doute dans l’Histoire celle qui marqua la naissance du « nouveau Moyen-Orient », que les Américains théorisaient en 2006. Force est de constater, néanmoins, que le changement qu’ils appelaient alors de leurs vœux n’est pas celui qu’ils imaginaient. De fait, si le contexte géopolitique du Moyen-Orient a radicalement changé en une dizaine d’années seulement, c’est autant à la stratégie d’un Qassem Soleimani, commandant des forces Al-Qods, l’unité d’élite des Gardiens de la Révolution iranienne, qu’aux errances de la diplomatie américaine, qu’on le doit.
Toute la stratégie américaine bâtie depuis 13 ans s’est en effet heurtée à une succession d’échecs, dont l’Iran est sorti à chaque fois plus renforcé. La guerre des « 33 jours » entre le Hezbollah et Israël en 2006 s’est achevé dans une impasse. La guerre civile syrienne a été gagnée par le régime de Bachar El-Assad, soutenu par l’Iran et ses alliés. Quant à la stratégie de la « pression maximum » censée mettre l’Iran à genoux économiquement, elle a déjà donné la preuve de son inefficacité.
Depuis le printemps, le Golfe Persique a été secoué d’attaques et d’agressions attribuées à l’Iran – attaque de deux tankers au large de Fujairah, aux Emirats, en mai, destruction d’un drone américain au-dessus du détroit d’Ormuz fin juin – qui ont fait craindre un embrasement de toute la région. Or, malgré leurs quelques déploiements militaires dans le Golfe Persique, les Américains sont désormais perçus comme des alliés indignes de confiance par les pétromonarchies en raison de leur manque de réactivité. Les dernières attaques subies par l’Arabie Saoudite le 14 septembre dernier, et l’absence totale de soutien des Américains envers leur allié historique, ont évidemment confirmé que le paradigme qui prévalait depuis 1945 était bien mort et enterré : les Etats-Unis n’ont plus la volonté politique de mener des campagnes militaires à long terme au Moyen-Orient. A ce titre, Donald Trump martèle sans cesse son engagement à mettre fin à la présence américaine en Afghanistan et en Syrie. On assiste bien à la fin d’un monde, où les Américains cèdent leur place de gendarme du monde aux puissances régionales telles que l’Iran, adjointes à d’autres grandes puissances comme la Chine ou la Russie.
Ce désengagement s’est de surcroit accompagné systématiquement de la défaillance diplomatique des Européens. Face à un Trump champion de l’isolationnisme, ceux-ci ont révélé, malgré leur attachement sincère au multilatéralisme, leur manque d’unité et de vision cohérente, que ce soit dans la gestion du dossier iranien ou suite au retrait des troupes américaines de Syrie. Sans surprise, ces conflits politiques ont entamé leur fiabilité auprès des pays du Golfe Persique.
Dès lors, c’est tout une recomposition économique, stratégique et politique qui s’observe désormais au Moyen-Orient et qui bénéficie à l’Iran. Face à lui, le front commun entre pays arabes et Israël n’a pas eu plus de succès que la stratégie américaine. Tandis que Benjamin Netanyahu lutte pour sa survie politique, Emirats et Arabie Saoudite ont désormais admis que seul un dialogue avec Téhéran pouvait permettre d’apaiser les tensions et de trouver une solution politique aux multiples crises agitent régulièrement la région, à commencer par une résolution du bourbier yéménite.
Ce que Barack Obama tentait de faire comprendre en douceur aux pétromonarchies, par la voie diplomatique, en se rapprochant de l’Iran, Donald Trump les oblige désormais à l’admettre dans la douleur : les Américains quittent le Moyen-Orient et ne seront plus en mesure d’assurer leur protection. En outre, celle-ci représente pour les Américains un coût non négligeable – le chercheur Roger Stern, de l’Université de Princeton, estime ainsi que les efforts de sécurisation du Golfe Persique entrepris par les Américains depuis 1976 coûtent annuellement autant que la totalité des dépenses militaires pendant la Guerre froide – contre lequel ils obtiennent bien peu, moins de 10% des hydrocarbures produites par les pétromonarchies.
Les pays du Golfe Persique, et plus particulièrement les pétromonarchies, devront donc assurer leur propre sécurité, et ceci n’est pas forcément une mauvaise chose pour leur autonomie. Car en instaurant une coopération sécuritaire régionale, ils maîtriseront davantage leur propre avenir en même temps qu’ils assureront la stabilité de la région. Il est totalement anormal qu’en 2019, le Moyen-Orient, perpétuellement secouée de graves crises et tensions, soit précisément la seule région du monde encore dépourvue d’une telle instance.
Un « Conseil de Sécurité du Golfe Persique » permettrait ainsi d’apaiser définitivement les tensions entre l’Iran, l’Irak et les pays membres du Conseil de Coopération du Golfe, à travers un forum institutionnalisé ponctué de dialogues réguliers, et surtout liant ses membres par des pactes de non-agression. Leurs alliés traditionnels – membres permanents du Conseil de Sécurité de l’ONU, Union européenne et principaux importateurs d’hydrocarbures tels que l’Inde ou la Chine – en garantiraient l’efficacité en jouant les médiateurs et en promouvant un dialogue régional.
Résoudre les crises du Moyen-Orient ne s’est jamais avéré une tâche aisée. Mais Soleimani l’a lui-même très clairement expliqué : la solution des armes ne fait que renforcer les adversaires des Occidentaux, et singulièrement des Américains, dans la région. Très bon tacticien, le général iranien a avant tout profité de leurs incohérences et de leurs erreurs pour déployer avec succès la stratégie de l’Iran. Sans doute, la création d’une instance de sécurité et de dialogue au Moyen-Orient réduirait-elle le pouvoir des militaires, mais elle permettrait peut-être d’en finir avec l’insécurité endémique qui ne cesse de secouer la région et de menacer le monde depuis des décennies.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans Le Nouvel Economiste du 31/10/2019.