Depuis plusieurs mois, alors même que la France multiplie les efforts diplomatiques pour assurer une médiation et sauver l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien, les relations entre Téhéran et Paris sont assombries par des soupçons d’espionnage qui ont entraîné plusieurs arrestations des deux côtés.
Fariba Adelkhah, une franco-iranienne directrice de recherche à Sciences Po, a été arrêtée à son domicile de Téhéran le 5 juin dernier par les Gardiens de la Révolution, alors qu’elle effectuait des recherches sur le séminaire de Qom, l’un des centres d’éducation de l’islam chiite duodécimain les plus connus au monde. Malgré leurs efforts, les services du Quai d’Orsay n’avaient eu alors aucune explication sur les raisons de l’arrestation et les conditions de détention de la chercheuse, d’autant plus que l’Iran ne reconnaît pas sa double nationalité.
Il est de notoriété publique que la médiatisation des arrestations de chercheurs étrangers aggrave leurs conditions de détention. Ceci expliquerait ainsi que l’arrestation d’un second chercheur français ait été gardée secrète jusqu’à ces dernières semaines. Roland Marchal, spécialiste de l’Afrique subsaharienne au Ceri de Sciences Po, avait été arrêté, sans raison apparente, en même temps que sa collègue qu’il était venue rejoindre à Téhéran.
Rapidement, une analyse plus fine a permis de dissiper l’incompréhension qui entourait ces arrestations. Car ces prisonniers sont devenus, à leur corps défendant, des otages politiques. En effet en Iran, tout le monde n’apprécie pas les efforts d’apaisement du président Hassan Rohani en faveur d’un maintien de l’accord de Vienne, à commencer par les conservateurs et leur bras armé, les Gardiens de la Révolution. En faisant arrêter ces chercheurs, ceux-ci ne font ni plus ni moins qu’entraver un peu plus l’action d’Hassan Rohani en compliquant ses relations avec les Européens.
L’affaire prend tout de suite une autre dimension lorsqu’on se souvient que la France détient un ressortissant iranien, et assurait il y a encore quelques semaines la protection d’un opposant recherché par Téhéran.
La République islamique cherche en effet depuis plusieurs mois à obtenir la libération de Jalal Rohollahnejad, un ingénieur arrêté à l’aéroport de Nice le 2 février dernier sur demande des Américains, qui l’accusent d’avoir voulu exporter du matériel technologique (systèmes industriels à micro-ondes et systèmes anti-drones), violant ainsi les sanctions américaines contre l’Iran. Les Etats-Unis ont formulé une demande d’extradition, validée par le parquet général d’Aix-en-Provence et contestée par les Iraniens. Cependant, en l’absence du décret du Premier ministre concédant l’extradition vers les Etats-Unis, qui n’a pas encore été signé, l’ingénieur se trouve oujours en France à ce jour.
Par ailleurs, depuis deux ans, Téhéran souhaitait trouver le moyen d’extrader un opposant au régime iranien, Rouhollah Zam, qui bénéficiait de l’asile politique en France et d’une protection policière conséquente. Durant les manifestations de 2017-2018, Rouhollah Zam avait fondé un canal d’informations, Amadnews, sur la plateforme de messagerie cryptée Telegram. Depuis son exil, il n’avait jamais cessé de mobiliser ses soutiens contre le régime, et s’apprêtait à faire évoluer son groupe de diffusion vers un média à plus large impact. A cette fin, il cherchait à lever des fonds auprès d’autres figures politiques de l’opposition. Sans doute la goutte de trop pour les forces conservatrices de la République islamique, qui ont annoncé publiquement avoir organisé sa capture grâce à une opération « élaborée et professionnelle » digne d’un roman d’espionnage. Convaincu de se rendre en Irak par une jeune femme iranienne, manifestement au courant de ses projets, pour rendre visite au grand ayatollah Ali Al-Sistani, rival du Guide Suprême Ali Khamenei, et y recevoir son soutien, Rouhollah Zam est donc arrivé à Bagdad le 11 octobre dernier, où il a été arrêté par les Pasdarans et emmené de force en Iran. Il a été longuement vu à la télévision iranienne et présenté comme un « contre-révolutionnaire dirigé par le renseignement français, soutenu par la CIA américaine et le Mossad israélien ». Quatre jours plus tard, on apprenait de façon concomitante l’arrestation du chercheur Roland Marchal, qui avait été gardée secrète par le Quai d’Orsay depuis le 5 juin.
Le jeu tacite entre Téhéran et Paris paraît clair : si les chercheurs français ont été arrêtés par l’Iran, c’est très certainement pour obtenir en échange ses ressortissants arrêtés ou réfugiés en France. Dans le cas de Rouhollah Zam, certains analystes ont cependant rejeté l’idée que la France l’ait « livré » aux Iraniens. En l’espèce, la situation est ambigüe. Il paraît en effet peu vraisemblable qu’un réfugié politique, sous protection policière, ait pu effectuer un voyage nécessairement risqué en Irak, sans que les renseignements français et le ministère de l’Intérieur en soient informés. Ceux-ci ont d’ailleurs confirmé publiquement avoir eu connaissance de son voyage, et des menaces qui pesaient sur lui. Au cours des deux dernières années, la DGSI avait ainsi été prévenue par plusieurs services partenaires étrangers, dont le Mossad, qu’un « contrat » avait été ouvert par Téhéran contre Rouhollah Zam. L’opposant risquait donc potentiellement d’être assassiné, sur le sol français ou à l’étranger. De son propre aveu, la DGSI aurait même tenté de dissuader l’opposant jusqu’à la veille de son départ pour l’Irak, ce à quoi il aurait répondu qu’il jouirait d’une protection sur place.
Ainsi, bien que parfaitement conscients des risques encourus par le réfugié politique, les services français ont laissé faire. Ont-ils vu là une occasion pour obtenir des concessions pour libérer Fariba Adelkhah et Roland Marchal ? Cela reste une hypothèse valable. Ce ne serait pas la première fois que ce type « d’échanges » s’organiserait. On se souvient qu’en juillet 2009, la France avait expulsé Ali Vakili Rad, responsable du meurtre de l’ancien Premier ministre du Shah Chapour Bakhtiar, deux jours après la libération de l’étudiante Clotilde Reiss, arrêtée à Téhéran et assignée à résidence pendant près d’un an. Le ministre des Affaires étrangères de l’époque, Bernard Kouchner, avait alors formellement exclu tout « marchandage » ou « contrepartie ». Cependant, au-delà de la langue de bois, nul n’était dupe.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 03/11/2019.