Samedi 9 novembre, la Cour Suprême indienne a enfin tranché une bataille juridique vieille de presque sept décennies, qui a opposé parfois dans le sang musulman et hindou. Et elle a jugé en faveur de ses derniers : sur le site d’Ayodhya, dans l’Uttar Pradesh, sera bien érigé un temple hindouiste dédié à Ramā, le héros du Ramāyana, roi légendaire de l’Inde et septième avatar du dieu Vishnu, supposément né en ce lieu. Le temple sera construit à l’emplacement exact où se situait la mosquée du premier empereur moghol Bābur (1483-1530), prince timouride descendant de Tamerlan et Gengis Khan, érigée au XVIème siècle. Celle-ci avait été détruite en 1992 lors d’émeutes, les plus sanglantes depuis la Partition en 1947, qui ont tué près de 2000 personnes. Pour compenser les musulmans, les cinq juges qui ont pris cette décision à l’unanimité ont demandé au gouvernement de Narendra Modi de leur allouer un autre terrain « bien en vue » à Ayodhya pour reconstruire leur mosquée.
La décision de la Cour Suprême va entraîner de lourdes implications politiques. On pourrait légitimement se demander pourquoi celle-ci n’a pas tranché, à l’instar des juges de la cour de justice de l’Uttar Pradesh en 2010, en faveur d’un partage équitable du site entre hindous et musulmans. Les juges s’étaient alors basés uniquement sur les faits historiques, rappelant que des siècles durant, hindous et musulmans avaient cohabité en bonne intelligence et adoré leurs dieux respectifs en un seul et même lieu. Faire d’Ayodhya un lieu partagé, symbole d’une Inde séculière et démocratique, qui reconnaît et admet plusieurs religions, et en particulier les deux qui avaient le plus forgé son histoire, apparaissait comme une possibilité d’apaisement et de réconciliation pleine de bon sens.
Mais en préférant trancher en faveur d’un mythe plutôt que d’une réalité historique, en choisissant de reconnaître la souveraineté des hindous sur Ayodhya, la Cour Suprême a validé un nationalisme identitaire, qui est le fond idéologique du gouvernement de Narendra Modi. C’est d’ailleurs pour lui une immense victoire politique puisque son parti ultra-nationaliste, le Bharatiya Janata Party, avait fait de la reconstruction du temple de Ramā l’un de ses principaux combats depuis 1992.
Les objectifs de Modi, et des extrémistes hindous derrière lui, n’ont jamais été ambigus. Réécrire l’Histoire d’une « Mother India » expurgée des traces, pourtant glorieuses, des Moghols, marginaliser les musulmans au bénéfice des seuls hindous, telle est la direction que le BJP souhaite donner à l’Inde, et celle-ci trouve un large écho populaire si l’on en juge par l’éclatante réélection du Premier ministre en mai dernier. Au lendemain de cette victoire, nombreux étaient alors les hindous à penser que ce second mandat verrait la décision finale rendue concernant Ayodhya. Ils ont eu effectivement gain de cause.
Dans les faits, la décision ne changera guère la situation des musulmans d’Ayodhya. Cela fait en effet vingt-cinq ans qu’ils doivent tolérer la présence d’une tente abritant une statue de Ramā, qui fait office de temple et où se rendent plusieurs milliers de pèlerins chaque jour : une validation tacite des actions violentes qui ont amené la destruction de leur mosquée. Régulièrement, depuis 1992, des violences ont été commises à leur encontre par des ultra-nationalistes hindous. Ainsi en 2002, dix ans plus tard, lorsque des hindous de retour d’Ayodhya en train avaient multiplié les exactions contre les passagers musulmans et séquestrées des femmes.
Certains musulmans espèrent qu’avec ce jugement tant attendu, les hindous se déclareront satisfaits et les laisseront enfin vivre en paix. Mais pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? Le « cas Ayodhya » est d’autant plus grave qu’il constitue désormais une jurisprudence. Pourquoi ne justifierait-elle pas la destruction d’autres lieux emblématiques de l’héritage moghol ? Après tout, aux yeux des ultra-nationalistes, même le Tāj Mahal, symbole s’il en est de l’Inde à travers le monde, incarne le souvenir d’une oppression ! Pour Ram Madhav, secrétaire général du BJP, l’Inde doit mener envers son passé musulman le même exorcisme que celui opéré après la fin de la colonisation britannique. Et tant pis pour le raccourci historique et la négation de l’impact culturel des Moghols sur la civilisation indienne…
Narendra Modi a eu beau déclarer dès samedi soir que nul ne se sentirait exclu dans cette « Inde nouvelle », les musulmans indiens craignent, avec raison, d’être encore un peu plus marginalisés par cette décision. Comment leur en vouloir, au vue de la situation que connaît l’Etat de Jammu-et-Cachemire ? Littéralement annexée par l’Inde depuis le 5 août dernier, la majorité musulmane cachemirie vit depuis lors coupée du monde, sans réseaux de communication et sous couvre-feu. Comment ne pas craindre de voir la violence sectaire s’institutionnaliser dans un pays où les exactions contre les musulmans sont rarement condamnés par le gouvernement, et où les membres du parti majoritaire eux-mêmes les encouragent ? Si beaucoup de musulmans préfèrent se résigner concernant la décision sur Ayodhya, espérant ainsi apaiser les tensions, d’autres songent à la contester, quitte à allumer un nouveau conflit communautaire.
En vérité, ce jugement pourrait effectivement être la provocation de trop. Le gouvernement Modi était si conscient des risques que quelques heures après le verdict de la Cour Suprême, le ministère de l’Intérieur indien renforçait déjà les mesures de sécurité à New Delhi ainsi qu’à Ayodhya, où les forces de l’ordre étaient déjà déployées depuis plusieurs jours. Le 12 novembre, un million de pèlerins y étaient attendus pour un bain rituel dans la rivière Sarju. Rues et réseaux sociaux ont été placés sous surveillance, ces derniers pour éviter la circulation de fausses rumeurs, et les écoles ont été fermées pendant deux jours.
Ce qui n’était il y a quelques mois qu’un soupçon est devenu une certitude : cette décision porte atteinte non seulement à la citoyenneté des musulmans indiens, mais aussi à la stabilité de l’Inde elle-même en tant que nation, et à son histoire. La « plus grande démocratie du monde » autoproclamée s’éloigne de plus en plus de ses fondations séculières. A cet égard, il n’est pas certain que la stratégie ultra-nationaliste de Modi, lui qui nourrit de grandes ambitions économiques pour l’Inde, soit gagnante à long terme.
D’ici 2025, Modi souhaite en effet en faire une économie pesant près de 5000 milliards. Mais pour l’heure, la croissance est faible, et le chômage atteint le chiffre astronomique de 45% de la population active. Modi multiplie les déplacements à l’étranger pour trouver de nouveaux partenaires commerciaux. Mais la communauté internationale condamne de plus en plus fortement son orientation politique, et verrait très certainement d’un mauvais œil l’émergence d’une guerre civile qui menacerait les affaires. L’enjeu est tellement pris au sérieux que de nombreux officiels – sous couvert d’anonymat – ont abondamment communiqué auprès des médias pour assurer qu’aucune mosquée ne serait détruite à la suite de la décision de la Cour Suprême. A Modi de voir si les préoccupations religieuses seront, encore une fois, au-dessus des réalités historiques et de la real politik, quitte à fragiliser ce colosse aux pieds d’argile qu’est l’Inde.
NB : J’évoque les relations entre hindous et musulmans depuis les débuts de l’Empire moghol jusqu’à nos jours dans mon dernier livre Le Pakistan, de l’Empire moghol à la République islamique, publié aux éditions de l’Archipel.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans Le Nouvel Economiste du 12/11/2019.