Il n’a échappé à personne que depuis son accession au rang de Prince héritier en juin 2017, Mohammed Ben Salmane s’est donné comme immense chantier de moderniser l’Arabie Saoudite, pays dont l’ultra-conservatisme est unique au monde. La pétromonarchie était en effet l’un des derniers pays à refuser le droit de conduire aux femmes, de même que leur droit de voyager et d’étudier à l’étranger. Plus largement, en raison d’un poids religieux omniprésent, la société saoudienne est contrôlée à tous les niveaux, sa liberté d’expression entravée et ses loisirs quasiment tous interdits.
Le Prince a donc jugé nécessaire de rendre l’image de son pays plus « glamour » en entreprenant plusieurs réformes sociales symboliques, non seulement pour éloigner le spectre d’un printemps arabe à Riyad, mais aussi pour s’attirer un regard plus bienveillant de la communauté internationale, et donc des investisseurs potentiels. Il a ainsi accordé en premier lieu plusieurs droits aux femmes, celui de conduire mais aussi celui de travailler, et ouvert le pays au tourisme pour tenter de diversifier l’économie saoudienne, qui repose essentiellement sur l’exploitation des hydrocarbures. Le 18 avril 2018, l’Arabie Saoudite a ouvert ses premières salles de cinéma, interdites depuis 35 ans. Elle a aussi accueilli plusieurs concerts et a même organisé une semaine de la mode.
En cherchant à faire oublier l’image d’un pays soutenant financièrement le terrorisme islamiste, « MBS » passerait presque pour un dangereux progressiste aux yeux des défenseurs de l’islam radical. La branche d’Al-Qaïda au Yémen a ainsi vivement critiqué ses réformes, vues comme des « péchés », ou encore « une nouvelle ère qui remplace les mosquées par les cinémas, les livres des imams par des absurdités d’athéistes et séculiers de l’Est et de l’Ouest ». Le groupe terroriste cite en outre l’exemple des premiers matchs de catch qui se sont tenus à Jeddah en avril 2018, « où lutteurs étrangers et mécréants se sont montrés à moitié nus et portaient des croix devant un rassemblement de jeunes musulmans femmes et hommes ».
Mais que les islamistes se rassurent, la réalité de l’Arabie Saoudite reste toujours aussi sombre. On pourrait applaudir la démarche d’ouverture du Prince héritier si celle-ci ne s’arrêtait pas aux apparences, et ne s’accompagnait pas d’une répression sans précédent dans l’histoire du royaume saoudien. Si Mohammed Ben Salmane accorde « du pain et des jeux » à son peuple pour s’acheter la paix sociale, il ne lui garantit aucunement la liberté d’expression, ni la liberté tout court, beaucoup trop dangereuses. Pourquoi le ferait-il, lui qui cumule toutes les fonctions régaliennes, contrôle l’ensemble des forces de sécurité et de renseignement, et vise avant tout à consolider son pouvoir absolu ? Certes, dans ce pays la liberté n’a jamais été qu’un vain mot depuis sa fondation en 1932. Pour autant, la frénésie d’exécutions et d’arrestations qui s’est emparé du pouvoir depuis 2017 a surpris jusqu’à l’étranger, tant celle-ci fut rapidement violente et impitoyable.
D’après l’ONG Human Rights Watch, les quelques réformes sociales de Mohammed Ben Salmane ont ainsi été largement ternies par l’intensification des abus de pouvoir et la mise au pas de toutes les voix dissidentes du pays. Depuis le printemps 2017, les autorités saoudiennes font du zèle contre les activistes qui réclament une société plus démocratique – les mêmes qui ont aussi milité pour les réformes précisément mises en œuvre par le Prince – et multiplient les arrestations arbitraires, sans rendre le moindre compte à quiconque. La preuve que l’Etat de droit reste encore largement une utopie dans une monarchie imprégnée depuis si longtemps par l’une des écoles de pensée les plus obscurantistes de l’islam. Une Arabie Saoudite véritablement prête à évoluer n’arrêterait pas ses militants pacifistes. Mais toute personne qui conteste l’hégémonie et l’action du Prince héritier est désormais vouée au silence, que ce silence soit rendu manifeste par l’emprisonnement ou la mort.
Dès l’été 2017, les autorités ont d’abord discrètement réorganisé le système de poursuites judiciaires et l’appareil de sécurité, les principaux outils de répression, en les plaçant directement sous la juridiction du Prince héritier. Puis les premières arrestations d’envergure ont été lancées. On se souvient entre autres de Salmane Al-Oudah, Awad al-Qarni et Ali Al-Omari, oulémas parmi les plus modérés et réformateurs du pays, accusés de « terrorisme » par Riyad et détenus depuis septembre 2017 dans l’attente de leur procès et de leur exécution. Autres exemples qui ont frappé les esprits : la détention arbitraire (et le racket) depuis novembre 2017 de nombreux princes de la famille royale au Ritz-Carlton de Riyad, transformé en prison dorée pour ces cousins du Prince héritier qui avaient osé émettre des critiques ; ou encore, l’exécution de 37 prisonniers majoritairement chiites en avril dernier. Les autorités saoudiennes n’ont pas hésité non plus à s’en prendre aux proches de certains activistes, comme dans le cas d’Omar Abdulaziz, dissident saoudien réfugié au Canada, qui affirme que deux de ses frères ont été arrêtés en avril 2018 pour le pousser à cesser tout activisme en ligne. S’il n’hésite pas à avoir recours à l’extorsion de fonds en échange de la libération des détenus, ou aux exécutions sans autre forme de procès, le pouvoir saoudien utilise également des méthodes plus pernicieuses. L’Arabie Saoudite a ainsi accru la surveillance sur les réseaux sociaux et les moyens de communication, à grands renforts de mouchards et de logiciels espions.
Pour autant, malgré les alertes des réfugiés saoudiens à l’étranger et des ONG, il a fallu attendre l’horrible assassinat du journaliste Jamal Khashoggi, le 2 octobre 2018, pour que la communauté internationale « découvre » la réalité de la pratique du pouvoir de Mohammed Ben Salmane. Pour avoir dénoncé les atteintes portées aux droits de l’homme en Arabie Saoudite, et surtout l’hyper-personnalisation du pouvoir de « MBS », l’éditorialiste du Washington Post a été découpé en morceaux au consulat saoudien d’Istanbul. Quelques jours avant son assassinat, s’exprimant justement sur l’arrestation et la possible exécution de Salmane Al-Oudah, Khashoggi estimait que Mohammed Ben Salmane « détruirait la dissidence par tous les moyens », en particulier la dissidence réformatrice.
« Pour que tout change, il faut que rien ne change », disait le Guépard de Lampedusa. C’est un adage que Mohammed Ben Salmane pourrait aisément faire sien. Ceux qui s’illusionnent en croyant voir en lui un réformateur devraient se rappeler qu’un Etat de droit garantit à ses citoyens ou ses sujets la préservation, a minima, de leurs droits fondamentaux. Or, en dépit du story-telling et des efforts de communication du Prince héritier, cela est loin d’être le cas en Arabie Saoudite, où rien n’a fondamentalement changé en deux ans. Un pays où la liberté d’expression n’existe que pour les autorités ne peut être compté parmi les Etats modernes soucieux du progrès social, mais bien parmi les dictatures. Au-delà des apparences, « MBS », qui commande en lieu et place d’un monarque vieillissant, prépare son accession au trône et au regard des méthodes employées, nul ne peut penser que sous son règne, l’Arabie Saoudite deviendra une démocratie, ou à tout le moins une monarchie constitutionnelle, comme le réclament de nombreux Saoudiens.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 17/11/2019.