Le 15 novembre, sans annonce préalable, le gouvernement iranien décidait d’augmenter les prix du pétrole de près de 50%. La décision déclencha immédiatement une réaction à travers tout l’Iran, en particulier dans les petites villes et les quartiers pauvres. D’après les rapports officiels, 28 des 31 provinces de l’Iran et près de 100 villes se sont soulevées et ont manifesté leur colère contre le gouvernement. Pris de panique face à la menace populaire, le régime y répondit par un répression sans précédent, en coupant les accès Internet dans tout le pays de façon à empêcher les manifestants d’user des réseaux sociaux pour s’organiser, et en donnant carte blanche aux forces de sécurité pour « ramener l’ordre ».
Si, pour le ministère de l’Intérieur, les chiffres des dégradations observées sont très précis – 50 postes militaires, 731 banques, 140 espaces publics, 70 stations-services, 307 véhicules privés et 183 véhicules militaires auraient été brûlés ou attaqués – le nombre de pertes humaines est étrangement plus difficile à déterminer.
L’ONG Amnesty International a d’abord fait état de 143 morts, un chiffre contesté par les autorités iraniennes. Le comité parlementaire pour la sécurité nationale et la politique étrangère estimait quant à lui à 7000 le nombre d’arrestations. Mais dans le sud du pays, dans la seule ville à Mahshahr, dans la région du Khuzestan, entre 40 et 100 personnes auraient été massacrées par les Gardiens de la Révolution. Si ce cas n’est pas isolé, le bilan humain retenu serait alors bien en-dessous de la réalité.
Un fait reste incontestable : la répression comme la contestation ont été les plus violentes de ces dernières années. Depuis que les communications ont repris le 5 décembre, la réalité de la contre-attaque gouvernementale a été mise à jour, et les Iraniens ont largement témoigné de l’atmosphère de terreur et d’incertitude, mais aussi du profond sentiment d’humiliation, qu’ils ont ressenti.
Le régime a comme d’ordinaire expliqué l’origine des manifestations par l’ingérence « d’étrangers » et de contre-révolutionnaires, visant clairement l’opposition en exil, le Mouvement pour les Moudjahidines du Peuple ou encore les soutiens de la dynastie Pahlavi. C’est sous-estimer très fortement la puissance du ressentiment populaire face à une situation économique catastrophique. Ce que les manifestants ne comprennent et ne soutiennent plus, c’est une politique qui use de l’argent public pour servir ses intérêts à l’étranger, en Irak ou au Liban, au lieu d’améliorer le quotidien des Iraniens. Les politiques économiques du gouvernement ont entraîné la disparition de la classe moyenne. Désormais en Iran n’existent plus, pour reprendre les mots du sociologue Emad Afrough, « qu’une classe dirigeante minoritaire qui décide, et une classe populaire majoritaire qui n’a qu’à obéir. »
Hassan Rohani avait pourtant invoqué la justice sociale et la nécessité d’aider les Iraniens à faibles revenus pour justifier la hausse des prix du pétrole, ainsi que les impératifs environnementaux. La manne issue de cette hausse promettait d’être redistribuée chaque mois à près de 60 millions d’Iraniens. Mais la plupart des économistes ont critiqué ce plan, arguant que le régime aurait pu choisir de taxer davantage les plus hauts revenus, au lieu de faire peser le poids de la justice sociale sur ceux qui, précisément, sont censés en bénéficier. Même les économistes qui soutenaient la démarche de Rohani ont estimé que le dispositif aurait dû être progressif, avec une augmentation maximum du prix de l’essence de 20% par an. Bien que le gouvernement le nie, il est évident que cette décision visait à renflouer les caisses de l’Etat, rendues exsangues par près d’un an et demi de sanctions économiques et par la baisse dramatique des ventes de pétrole à l’étranger.
En outre, juristes et constitutionnalistes ont souligné que la décision d’augmenter les prix du pétrole a été prise par le Conseil suprême pour la coordination économique, un organe politique inexistant dans la Constitution iranienne et créé unilatéralement par le Guide Suprême, quelques semaines après le retrait américain de l’accord sur le nucléaire. La hausse a été décidée par trois entités – le Président Rohani, le Président de l’Assemblée nationale et le chef de la justice iranienne – alors qu’elle aurait dû nécessiter l’approbation du Parlement. Cela montre surtout son inquiétante faiblesse et l’absence de plus en plus criante de démocratie et de transparence dans le processus décisionnaire.
En réalité, le régime a clairement affiché sa vulnérabilité. Ses décisions malencontreuses et sa réaction violente face au mécontentement populaire le prouvent. Elles l’ont surtout encore un peu plus fragilisé tant sur la scène intérieure que sur la scène internationale, alors qu’il doit faire face à des enjeux colossaux.
Ainsi, à quelques mois des prochaines élections législatives, les récents évènements ont totalement détruit le peu de capital sympathie dont bénéficiait encore Rohani auprès de la classe populaire. Les conservateurs, qui n’en espéraient pas tant, se réjouissent de pouvoir exploiter une fois de plus les erreurs du Président et de critiquer la faiblesse et les mauvais choix politiques des réformateurs. Il est fort possible que cela leur profite dans les urnes en mars prochain.
En outre, cette décision a été prise au pire des moments, alors que le gouvernement poursuit son bras de fer contre les sanctions américaines. Du point de vue des Etats-Unis, l’éclatement des manifestations prouve que la « pression maximale » fonctionne et que le but officiel de leur manœuvre – pousser la population à évincer le gouvernement en place – pourrait in fine être atteint. Donald Trump n’aurait donc aucun intérêt à s’asseoir de nouveau à la table des négociations. Il n’a qu’à patienter, d’autant que les évènements ont également éloigné encore un peu plus les Européens de l’Iran.
Bien que le gouvernement iranien ait réprimé la contestation, le mécontentement n’a pas disparu pour autant et n’est certainement pas apaisé. Tout au plus est-il en sommeil, et prêt à se réveiller à tout moment. Le Gouvernement a promis que les prix des biens de première nécessité n’augmenteraient pas. Mais la réalité sur le terrain prouve déjà le contraire. La hausse des prix de l’essence entraîne mécaniquement une hausse des coûts de transports, qui se répercutent déjà sur les produits de grande consommation.
La sociologie des dernières manifestations est également très différente de celles qui avaient suivi les élections de 2009 – regroupant essentiellement la classe moyenne urbaine – : les manifestants de novembre 2019, comme ceux de décembre 2017, sont majoritairement issus des classes les plus pauvres. Ce sont aussi des jeunes sans emploi et sans aucune perspective d’avenir, qui n’ont donc rien à perdre. La seule faiblesse des manifestants réside dans un manque de leadership en leur sein et surtout, dans l’absence totale d’alternative crédible à offrir face à un système politique sans doute arrivé en bout de course, mais que nul pour l’heure ne sait comment remplacer. En outre, les souvenirs de la révolution de 1979 restent toujours aussi vifs dans la mémoire collective, même 40 ans après, et la crainte de la guerre civile retient encore beaucoup d’Iraniens, rendant la perpective d’un changement de régime à court terme bien incertaine.
Néanmoins, en l’absence d’un véritable plan de réformes économiques et politiques, l’Iran est vraisemblablement voué à connaître de nouveaux soulèvements. Et s’ils surviennent alors que Téhéran continue sa stratégie de désengagement de l’accord de Vienne, le pays risque grandement de voir sa stabilité et sa sécurité compromises. Si les relations de l’Iran avec les pays du Golfe Persique – qui avaient déjà entamé un rapprochement diplomatique depuis l’été – seront sans doute peu impactées par de nouvelles manifestations, celles-ci pourraient l’isoler encore davantage face aux Américains. Certes, la « pression maximale » ne menacera sans doute pas directement l’existence même de la République islamique, mais elle en ébranlera les fondations.
L’Iran est désormais face à un choix crucial pour son avenir : les manifestations du mois de novembre 2019, 40 ans après la Révolution, sont un premier avertissement invitant le régime à évoluer, sous peine d’un chaos grandissant. Sur le plan intérieur, cela l’obligerait à engager de véritables réformes. Sur le plan extérieur, à troquer les stratégies bellicistes pour une solution diplomatique et l’obtention d’une levée des sanctions. Reste à savoir si le régime est encore capable d’observer une telle mutation, ou s’il se trouve déjà en état de mort clinique.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 8/12/2019.