L’année 2020 commence sous les plus mauvais auspices pour le Moyen-Orient. Dans la nuit du 2 au 3 janvier, des tirs de drone américains ont frappé, non loin de l’aéroport international de Bagdad, un convoi composé de membres de la milice paramilitaire pro-iranienne Hachd Al-Chaabi et de plusieurs « personnalités ». Parmi elles se trouvait le général iranien Ghassem Soleimani, commandant en chef de la force Al-Qods (l’unité d’élite des Gardiens de la Révolution), très populaire en Iran et considéré comme le fer-de-lance de la politique étrangère iranienne au Moyen-Orient, ainsi que son lieutenant irakien et chef de la milice, Abou Mehdi Al-Mouhandis.
Cette frappe spectaculaire survient après une semaine d’incidents quotidiens entre les Etats-Unis et l’Iran qui se jouent en Irak, zone-tampon prise au piège d’une lutte d’influence de plus en plus agressive entre les deux belligérants. Vendredi 27 décembre, des tirs de roquette ont visé une base américaine dans le nord de l’Irak, tuant un sous-traitant américain. Deux jours après, les Américains opéraient des raids contre les Brigades du Hezbollah en Irak et en Syrie. En réaction, mardi 31 décembre, des milliers de membres des Hachd Al-Chaabi ont pris d’assaut l’ambassade américaine de Bagdad, pourtant située dans la zone verte et réputée la plus sécurisée au monde, sans que les forces irakiennes censées la garder ne se soient interposées.
L’évènement a non seulement humilié les Etats-Unis, mais surtout rappelé de douloureux précédents à Washington, l’attaque de l’ambassade américaine à Téhéran en 1979, et à Benghazi en 2012. Il a surtout entamé la confiance des Etats-Unis envers leur allié irakien : Donald Trump s’est ainsi rapidement entretenu au téléphone avec le Premier Ministre irakien Adel Abdel-Mahdi, lui rappelant l’impératif de sécuriser la chancellerie américaine. Mais la passe d’armes s’est surtout jouée sur Twitter avec le Guide Suprême Ali Khamenei, selon un mode observé de façon récurrente depuis mai 2018 : le président américain menaçant l’Iran de lui faire « payer le prix fort » après l’assaut de l’ambassade, tandis que l’ayatollah niait toute implication de son pays dans ces attaques, imputant l’escalade des violences à l’agressivité des Etats-Unis et rappelant qu’il réagirait à toute attaque sur son territoire.
Cependant, avec l’assassinat de Ghassem Soleimani, le jeu de dupes vient sans doute de franchir un point de non-retour. Mis en place en 48h par le Pentagone sur ordre du président américain – sans doute poussé par son état-major – l’évènement prouve que les faucons de l’administration Trump ont repris la main sur le dossier iranien, ajoutant désormais aux sanctions économiques la possibilité de représailles militaires de grande ampleur. L’élimination du puissant général iranien, cible de longue date du Pentagone après avoir été pourtant allié de circonstance contre les talibans lors de l’invasion de l’Afghanistan en 2001, et négociateur du premier gouvernement intérimaire d’Irak en 2003, restait une option systématiquement rejetée par les prédécesseurs de Donald Trump. Barack Obama, mais également Georges W. Bush, craignaient en effet de déclencher une nouvelle « guerre sans fin ».
Bien que le Pentagone ait présenté l’attaque de l’aéroport de Bagdad comme un moyen de « prévenir de futures attaques iraniennes », l’annonce du décès de Ghassem Soleimani résonne aujourd’hui comme une terrible menace sur l’équilibre déjà précaire du Moyen-Orient et du Golfe Persique.
Etrange et imprévisible Donald Trump, qui entre dans une année de campagne électorale et avait fait de l’arrêt de ces « guerres sans fin » l’un de ses principaux arguments, et qui pourtant publie sur son compte Twitter un simple drapeau américain en réaction à l’attaque qu’il a commanditée. Aux Etats-Unis, les critiques pleuvent déjà face à ce « bâton de dynamite jetée dans une poudrière », selon l’expression de l’ancien vice-président Joe Biden, candidat à l’investiture démocrate. Le bellicisme radical de Donald Trump risque bel et bien de faire basculer une région entière du globe dans le chaos et d’entraîner une nouvelle fois les Américains dans une guerre aux interminables conséquences.
Pour le régime iranien, la mort de Ghassem Soleimani, « fils spirituel » de l’ayatollah Ali Khamenei au sens politique aigu et maître d’oeuvre des opérations extérieures de la République islamique depuis ces vingt dernières années, constitue une perte considérable. Seuls les conservateurs doivent voir dans la mort du « martyr » l’occasion inespérée d’écarter définitivement les solutions diplomatiques des réformateurs et de servir leurs intérêts. Les appels à la vengeance émanant du Guide Suprême, mais aussi du président Rohani, laissent peu de doute quant aux intentions de l’Iran. Le ministre des Affaires étrangères Mohammad Javad Zarif, après avoir dénoncé « l’escalade extrêmement dangereuse et imprudente des Etats-Unis », a finalement résumé l’enjeu en termes limpides : les Américains « porteront la responsabilité de toutes les conséquences de leur aventurisme renégat ». Et celles-ci pourraient se manifester plus tôt qu’ils ne l’imaginent.
Au lendemain de l’assassinat de l’emblématique général iranien, le monde attend en tremblant la riposte de Téhéran. Celle-ci ne se manifestera évidemment pas par une attaque frontale contre les Etats-Unis. Fidèle à sa stratégie de la « guerre par procuration », l’Iran pourrait en revanche mettre l’Irak à feu et à sang, comme le craignent déjà certains analystes. Le fait est que du point de vue américain comme iranien, l’Irak n’apparaît plus comme un allié fiable. Côté américain, la montée en puissance des pro-iraniens et l’absence de réaction du gouvernement irakien face à l’attaque de l’ambassade américaine l’ont prouvé. Côté iranien, la divulgation des informations concernant la venue de Ghassem Soleimani à Bagdad, qui ont mené à son assassinat, entraînera sans doute une purge au sein des soutiens irakiens de l’Iran.
En outre, en évoquant « les nations libres de la région », le président iranien Hassan Rohani a rappelé à dessein ce qui constitue depuis très longtemps la principale faiblesse des Etats-Unis au Moyen-Orient : un anti-impérialisme de plus en plus radical, une haine contre « l’envahisseur » venu non pas apporter la liberté et la démocratie, mais exploiter les ressources et les peuples. Il n’est pas invraisemblable de penser que l’Iran dispose désormais des circonstances favorables pour faire de l’Irak un allié utile contre un « ennemi commun », contre lequel il ne sera guère difficile d’attiser la haine. Par la voix de son Premier ministre, l’Irak a d’ailleurs immédiatement estimé que le raid américain était une « agression » qui allait « déclencher une guerre dévastatrice ». La présence des 5200 soldats américains stationnés dans le pays est d’ores et déjà remise en cause… Mais pour l’heure, le grand perdant de cette semaine de violences reste l’Irak. Tout porte à croire qu’il deviendra pour de bon le champ de bataille d’un règlement de comptes, ce qu’il cherchait à tout prix à éviter, et continuera malheureusement à vivre en état de guerre permanente.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico le 04/01/2020.