Le 3 mars prochain, les chercheurs français Farida Adelkhah et Roland Marchal seront jugés à Téhéran pour « collusion en vue d’attenter à la sûreté nationale » et « propagande contre le système », ce dernier chef d’accusation ne visant que la chercheuse. Tous deux récusent catégoriquement ces faits depuis le début de leur emprisonnement en Iran en juin 2019.
Fariba Adelkhah, anthropologue spécialiste du chiisme possédant la double nationalité française et iranienne, étudiait dans la ville sainte de Qom au moment de son arrestation. Le 5 juin, son compagnon Roland Marchal, scientifique reconnu pour ses travaux sur la Corne de l’Afrique, a été arrêté alors qu’il cherchait à la rejoindre. Enfermés à la prison d’Evin, près de Téhéran, ils subissent depuis lors des conditions de détention très difficiles, Fariba Adelkhah ayant même entamé une grève de la faim fin décembre qui l’a fortement affaiblie. Début janvier, la justice iranienne a écarté l’accusation d’espionnage à leur encontre, mais les a convoqués le 5 février devant le tribunal révolutionnaire de Téhéran. Tous deux risquent trois à cinq ans de prison.
Loin d’être des faits isolés, ces arrestations arbitraires de chercheurs et de journalistes étrangers par les autorités iraniennes sont relativement fréquentes. Si elles sont toujours entourées d’une grande opacité, on sait néanmoins qu’elles ne répondent pas à la répression classique de faits d’espionnage avérés. En réalité, cette pratique s’inscrit plutôt dans l’art complexe de la pression diplomatique, maniée au gré du contexte géopolitique. Comprendre les motivations derrière ces arrestations reste donc un exercice difficile, tant celles-ci peuvent répondre à plusieurs facteurs.
En premier lieu, l’accusation d’« espionnage », telle que l’entend le régime iranien, prend une dimension particulière et peut s’appliquer aisément à tout ressortissant étranger trop ouvertement critique envers les institutions et la politique de la République islamique. Rapidement accusés de sédition, ceux-ci sont alors considérés comme des agents d’influence de l’étranger et soupçonnés de fragiliser le régime. Sur ce point, le retrait américain de l’accord de Vienne et les nouvelles sanctions imposées par les Etats-Unis ont facilement exacerbé la méfiance et la fébrilité des autorités iraniennes, et plus particulièrement de l’aile dure représentée par les Gardiens de la Révolution.
En l’espèce, le cas de Fariba Adelkhah et Roland Marchal est particulièrement difficile à négocier pour les autorités françaises, toujours très discrètes sur ces manœuvres délicates qui ne répondent, de surcroit, à aucune réglementation internationale. Un contexte sous haute tension et l’identification du bon interlocuteur contribuent essentiellement à bloquer toute avancée en vue de leur libération.
Nul n’ignore que l’arrestation des deux chercheurs a été supervisée par les Gardiens de la Révolution, corps armé placé sous l’autorité immédiate du Guide suprême Ali Khamenei, avec lequel les autorités françaises ne peuvent discuter directement. En outre, d’un point de vue plus politique, les Pasdarans, majoritairement conservateurs, ont toujours eu intérêt à refroidir les relations entre les présidents Hassan Rohani et Emmanuel Macron, et ainsi enterrer définitivement un accord sur le nucléaire auquel ils n’ont de toute façon jamais cru. Les ambiguïtés de la position française vis-à-vis de l’Iran, que ce soit sur le nucléaire iranien – souhait de rester dans l’accord tout en déclenchant le mécanisme de règlements des différents devant le Conseil de Sécurité de l’ONU – ou sur la politique américaine au Proche-Orient, n’ont sans doute pas contribué au choix d’une stratégie plus subtile et diplomate de la part de la faction conservatrice du régime iranien.
Mais plus généralement, les prisonniers retenus en Iran servent de moyen de pression en vue de négociations profitables pour la République islamique, le plus souvent pour obtenir la libération de ses propres ressortissants retenus aux Etats-Unis ou en Europe. Ainsi, Fariba Adelkhah et Roland Marchal ne sont pas les premiers intellectuels étrangers à avoir été détenus durant de longs mois et à servir, éventuellement, de monnaie d’échange. On se souvient en France du cas de l’étudiante Clotilde Reiss, libérée en 2010 en échange d’Ali Vakili Rad, l’assassin de l’ancien Premier ministre du Shah Chapour Bakhtiar. Plus récemment, un autre échange de prisonniers a eu lieu en décembre dernier lorsque Brian Hook, le représentant spécial du Département d’Etat américain pour l’Iran, a supervisé en Suisse le retour d’un Iranien emprisonné aux Etats-Unis contre la libération d’un doctorant de Princeton détenu en Iran pendant trois ans. Tout à fait consciente de cette pratique, la justice américaine vient d’ailleurs de condamner Téhéran à verser 180 millions de dollars d’indemnités à Jason Rezaian, journaliste du Washington Post libéré contre trois prisonniers iraniens après un an et demi de prison, dont la détention aurait été utilisée, selon les mots du tribunal fédéral de Washington, « pour augmenter les moyens de pression dans les négociations en cours avec les Etats-Unis ». Une mesure parfaitement symbolique, et prise essentiellement à des fins « dissuasives »…
Sans disposer de preuves formelles, de nombreux diplomates pensent ainsi que la détention de Fariba Adelkhah et Roland Marchal vise à obtenir la libération de Jalal Rohollahnejad, un ingénieur iranien arrêté à l’aéroport de Nice le 2 février dernier, cible d’un mandat d’arrêt américain pour des tentatives d’exportation vers l’Iran de matériel technologique pour le compte d’une entreprise appartenant aux Gardiens de la Révolution, ce qui, en outre, viole les sanctions américaines contre l’Iran. Bien que la France ait validé l’acte d’extradition, l’ingénieur est pour l’heure toujours détenu au centre pénitentiaire de Luynes dans l’attente du décret du Premier ministre. Il est fort possible que sa libération soit effectivement le but in fine des Pasdarans. Si ce n’était pas le cas, comment comprendre alors que les autorités françaises aient cessé toute protection policière envers l’activiste iranien Rouhollah Zam, qui bénéficiait de l’asile politique en France, pour le laisser se rendre librement en Irak en octobre dernier où il a été appréhendé par les Gardiens de la Révolution et ramené à Téhéran ? Impossible de connaître l’ampleur ni le stade des négociations entre les autorités françaises et iraniennes, même s’il est évident que celles-ci échangent depuis plusieurs mois.
Fariba Adelkhah et Roland Marchal connaîtront donc leur sort le 3 mars. D’ici là, les Iraniens auront voté lors des élections législatives du 21 février, et les probabilités d’une victoire des conservateurs sont grandes. Cela changera-t-il quelque chose ? Deux possibilités se dessinent nettement : le choix de la radicalité, c’est-à-dire, pour des conservateurs et des Pasdarans galvanisés, de ne rien céder et de conserver les deux chercheurs comme moyen de pression, tant que ceux-ci peuvent servir leurs intérêts. Ou bien le choix de la respectabilité, en prouvant qu’une fois de retour au pouvoir, ils peuvent être des interlocuteurs politiques au même titre que les réformateurs. De la part des Gardiens, réputés transgressifs et obéissant à leur propre agenda, cela peut sembler difficile voire improbable. C’est oublier que le contexte, à la fois domestique et international, les fragilise. Après deux ans et demi de sanctions, l’Iran est de nouveau isolé sur la scène internationale, sa population épuisée et excédée par la politique erratique de ses dirigeants. Saisiront ils l’occasion d’envoyer un signal fort à la communauté internationale et aux Iraniens ? Pas plus tard qu’hier, Téhéran a annoncé la libération d’un Allemand condamné à trois ans de prison en échange de la libération d’un Iranien détenu en Allemagne et menacé d’extradition vers les Etats-Unis. Si cette politique conciliatrice se poursuivait avec la libération des deux chercheurs français, ce serait effectivement un signe que Téhéran est prêt à réviser sa stratégie globale.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 20/02/2020.