Ce vendredi 21 février, les Iraniens étaient appelés aux urnes pour voter dans le cadre des élections législatives. Elections cruciales pour l’Iran dont le résultat, dans un contexte de tension extrême avec les Etats-Unis, dépasse largement ses frontières et concerne tout le Moyen-Orient. En effet, leur issue, connue désormais, conditionnera l’action du futur gouvernement, tant sa politique intérieure que sa politique étrangère pour les quatre prochaines années, et préfigurera également les élections présidentielles à venir en 2021, et donc la direction que prendra le pays.
En ce samedi matin, les résultats définitifs ne sont pas encore connus. Fait exceptionnel, pour permettre à un maximum d’Iraniens indécis d’aller voter, les bureaux de vote sont restés ouverts cinq heures de plus, jusqu’à minuit heure locale. Les premières estimations de l’agence Fars, proche des Gardiens de la Révolution, donnent sans surprise 60% des sièges du Majlis aux conservateurs, mais annoncent surtout le plus fort taux d’abstention enregistré en 40 ans. Près de 60% des Iraniens aurait refusé d’accomplir leur devoir citoyen, devenu pour le Guide Suprême Ali Khamenei un « devoir religieux ». L’ayatollah avait pourtant tenté de réactiver le puissant nationalisme des Iraniens, appelant « tous ceux qui aiment l’Iran » à aller voter, même « s’ils n’apprécient pas le Guide ». En vain.
Les résultats définitifs commenceront à être connus dimanche, tandis que ceux des grandes villes dont la capitale, Téhéran, devraient être annoncés d’ici quelques jours. Mais trois jours avant le scrutin, un sondage mené par l’université de Téhéran estimait déjà que 24% des habitants de la capitale voteraient aux législatives du 21 février, contre 50% en 2016. Il est fort possible que ce chiffre soit confirmé, ce qui représenterait un grave désaveu pour le régime. Car pour que cette élection n’apparaisse pas comme une parodie de démocratie mais bien un vote légitime, celui-ci doit se baser sur une masse critique d’au moins 50% des votants. Or, le taux d’abstention annoncé hier à 18h démontre que ses « soutiens » représentent à peine 40 % de la population iranienne.
Plusieurs leçons sont donc à tirer de ce scrutin, qui donnera sans doute à l’Iran sa législature la moins autonome depuis des décennies, totalement inféodée au Guide et à l’aile dure du régime.
L’Iran a, depuis 1997, connu une alternance systématique entre réformateurs et conservateurs au pouvoir. Mohammed Khatami de 1997 à 2005, Mahmoud Ahmadinedjad entre 2005 et 2013, enfin Hassan Rohani depuis 2013. En outre, chaque élection représente, pour le gouvernement en place, une sorte de plébiscite qui le renforce ou le fragilise. Hassan Rohani était de toute façon sous le feu des critiques depuis le retrait américain de l’accord de Vienne et les difficultés de l’économie iranienne face aux sanctions. Le cycle semble donc suivre sa logique, en laissant les conservateurs, favorisés par le contexte politique et économique, reprendre la main sur le Parlement.
Depuis le retrait unilatéral des Américains de l’accord sur le nucléaire, les difficultés économiques, l’assassinat de Qassem Soleimani et l’immense douleur populaire qui s’en est suivie, les conservateurs bénéficiaient d’un contexte relativement favorable et profitaient de l’affaiblissement de l’aile réformatrice. Ce bénéfice a cependant été nettement terni par la répression sanglante des manifestations du mois d’octobre 2019 et les mensonges initiaux du régime autour du crash de l’avion civil ukrainien, abattu par « erreur » par les Gardiens de la Révolution et entraînant la mort de 176 personnes le 8 janvier dernier.
Attendant leur heure depuis mai 2018, les conservateurs avaient donc bien l’intention de remporter ce premier scrutin d’importance, et ont oeuvré en ce sens. Le conseil des Gardiens de la Révolution, qui valide les candidatures, a ainsi disqualifié des milliers de dossiers de candidats réformateurs (de 7000 à 16 000 selon les estimations!), dont 90 représentants sortants, soutiens du président Rohani. Quelques semaines avant l’échéance, la polémique entre le président réformateur et l’aile dure du régime à ce sujet enflait d’ailleurs de jour en jour.
Cette tactique, certes efficace, est cependant à double-tranchant. Elle aura sans doute permis aux conservateurs de mettre la main sur le Parlement, certes à la voix bien faible dans le contexte actuel, mais dont la maîtrise leur permettra de faire taire une bonne partie des critiques qui les visent. Mais elle aura aussi largement contribué à éloigner une majorité d’Iraniens des urnes. Les mêmes, qui manifestaient en octobre contre l’augmentation du prix de l’essence et réclamaient des réformes ; les mêmes, peut-être, qui étaient descendus dans les rues après la mort du général Soleimani, dans un rare élan d’unité nationale sur lequel le régime n’a pas su capitaliser. Or, cette forte abstention dessert les conservateurs, qui espéraient brandir un plébiscite massif en leur faveur à la face de « l’ennemi » américain, comme une preuve de plus que la « pression maximale » échouait bien à faire plier l’Iran – et que la coercition seule ne faisait pas tenir le régime. Bien au contraire, les manipulations autour de cette élection donnent des arguments aux Etats-Unis pour souligner l’aspect anti-démocratique du régime iranien et la nécessité de le faire tomber.
La perte de confiance des électeurs iraniens dans l’establishment risque en effet de poser de réelles difficultés aux conservateurs les plus radicaux, qui souhaitent ardemment la guerre avec les Etats-Unis et qui considèrent ces élections législatives comme une première étape vers la reconquête du pouvoir en 2021. Dans l’attente, sans doute infléchiront-ils la politique iranienne, mais dans quel sens et surtout, selon quel calendrier ? Les conservateurs joueront-ils la montre jusqu’à l’élection américaine en novembre ? Si ces questions restent pour l’heure en suspens, une autre interrogation a trouvé sa réponse dans cette élection : le régime est-il capable de se réformer ou non ? L’ampleur du boycott des Iraniens apporte une réponse négative. Ceux-ci n’y croient plus. A ce titre, l’espoir des conservateurs de se voir plébiscités démontre, si cela était encore nécessaire, l’isolement dans lequel s’est enfermé la classe politique iranienne.
Le fort taux d’abstention donne la mesure de l’exaspération des Iraniens, qui n’ont trouvé que le silence pour manifester leur désapprobation envers un régime appelé à se réformer, et qui ne les entend pas. Malgré les appels désespérés d’Hassan Rohani quelques jours avant pour les inciter à exercer leur devoir civique, les Iraniens ont préféré laisser les conservateurs et leurs soutiens à travers le pays choisir pour eux. Davantage préoccupés par leur survie personnelle que celle d’un régime exsangue, désabusés par l’action politique, qui leur avait tant promis il y a quatre ans et n’a rien obtenu, nombreux sont ceux qui se sont laissés tenter par l’abstention pour la première fois de leur vie. Ce signal marque, avant tout, leur extrême lassitude et leur résignation quant à la direction que prend leur pays. Néanmoins, la capacité de mobilisation de la population n’est pas à négliger, surtout si celle-ci, acculée, finit par penser qu’entre sa survie et celle du régime, c’est bien cette dernière qu’il faut sacrifier.
Plus globalement, ces élections taillées sur mesure pour les conservateurs donnent une idée des objectifs qu’Ali Khamenei, préoccupé de sa succession et de l’avenir du régime, cherche à atteindre. Nombreux sont les analystes à rappeler, avec raison, la volonté de l’ayatollah Khomeini de fonder en 1979 une « république » basée sur la séparation des pouvoirs, et dont la légitimité nécessite l’expression du suffrage universel et de la volonté du peuple. Aujourd’hui, ces institutions semblent clairement menacées par la recherche d’une « verticale du pouvoir » de plus en plus assumée et autoritaire, voire militaire. Une seconde victoire des conservateurs en 2021 leur laisserait le champ tout à fait libre pour entamer une réforme institutionnelle et tenter de marginaliser ce socle républicain. Loin de l’évolution politique tant souhaitée, c’est bien plutôt un énième repli que l’Iran risque de connaître, qui n’entraînera ni apaisement, ni normalisation des relations internationales et de la vie des Iraniens.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 23/02/2020.