Depuis hier, l’Inde accueille Donald Trump avec toute la démesure que seule la plus grande démocratie du monde peut déployer. Pour faire honneur à cette visite d’Etat de deux jours, le Premier ministre indien Narendra Modi a fait des préparatifs pharaoniques en un temps record : routes et trottoirs refaits et fleuris, marbres du Taj Mahal nettoyés de même que la rivière Yamuna, bidonvilles cachés derrière une peinture de 600 mètres de long…. Tel un village Potemkine, Trump n’aura vu de l’Inde qu’un aperçu idéalisé, acclamé par une foule de plusieurs milliers de personnes réunies à Ahmedabad, le fief de Narendra Modi dans le Gujarat, pour le triomphe de la politique-spectacle qu’il nourrit quotidiennement à coups de tweets et de revirements imprévisibles depuis le début de son mandat.
La première visite de Donald Trump en Inde intervient pourtant dans un moment chaotique pour le gouvernement Modi, alors que depuis décembre dernier, des milliers d’Indiens attachés aux fondamentaux séculiers de leur démocratie et à la liberté religieuse, manifestent contre la réforme de la loi sur la nationalité. Sans surprise, le premier discours du président américain a été dépourvu de la moindre critique sur la situation du Cachemire et celle des musulmans, qui subissent une ségrégation de plus en plus assumée. Bien au contraire, Trump a rappelé la nécessité pour tout Etat de « sécuriser ses frontières et combattre le terrorisme », voyant sans doute une claire analogie entre la gestion du Cachemire par l’Inde et celle du Mexique par les Etats-Unis… Finalement, les hauts responsables de l’administration américaine qui, trois jours avant l’arrivée de leur président en Inde, avaient indiqué qu’il saurait la rappeler au respect de ses propres valeurs, connaissent fort peu leur chef. Fidèle à lui-même, Donald Trump a offert une validation tacite de la politique nationaliste de Modi en lui rendant visite.
« May this friendship last forever » (« Que cette amitié dure éternellement »), pouvait-on lire sur une peinture dans une rue de Bombay… L’entente de Narendra Modi et de Donald Trump existe de longue date et apparaît, en surface, logique. Ils représentent après tout deux démocraties emblématiques du monde moderne, l’une par le nombre d’habitants qu’elle représente, ce qui en fait la première du monde, l’autre par l’aura qu’elle a exercée durant toute la seconde moitié du XXème siècle. Mais la sympathie qu’éprouvent mutuellement Modi et Trump se base en réalité sur des sentiments bien moins nobles. Entre le suprémaciste hindou et le populiste américain, on trouve beaucoup – trop – de points communs. Donald Trump, en particulier, a plusieurs raisons de manifester son amitié à Narendra Modi. Elles touchent deux aspects essentiels de son action publique : le business, et la politique.
Au-delà de la visite bucolique, les Etats-Unis et l’Inde restent des partenaires stratégiques de premier plan pour contrer l’hégémonie de la Chine en Asie-Pacifique. Mais malgré cet « ennemi commun », un bras de fer les oppose sur l’ultra-protectionnisme affiché par l’Inde. En juin dernier, Narendra Modi avait augmenté les taxes douanières sur des produits américains en juin dernier, en réponse à la décision de Washington de mettre fin aux avantages douaniers de son pays. Fin 2019, le Premier ministre indien s’était également retiré du partenariat économique régional global, un accord de libre-échange signé entre seize pays du Pacifique, dont l’Inde et les Etats-Unis, par crainte de la concurrence de la Chine. Après l’imposition de sanctions, comme le retrait de l’Inde de la liste des pays en voie de développement, ce qui a entraîné une perte considérable de fonds pour New Delhi, Donald Trump tentera peut-être le dialogue pour convaincre Modi d’ouvrir le marché indien aux entreprises américaines, bien qu’aucun contrat ne devrait être conclu à l’issue de cette visite d’Etat.
Bien plus inquiétante est la fascination manifeste et réciproque que les deux leaders éprouvent pour leur politique respective. Dans les colonnes du New York Times, l’écrivain Pankaj Mishra déplorait que l’Inde, dont l’ethos politique post-colonial s’est fondé en partie sur la prise en compte des difficultés du plus grand nombre et le respect de son immense diversité, ait fini par être corrompue par l’avidité du capitalisme occidental, et plus particulièrement américain ; par le désir d’une richesse rapide et sans limite, aux détriments des plus pauvres, c’est-à-dire l’immense majorité de la population indienne. L’arrivée au pouvoir des nationalistes hindous du Bharatiya Janata Party a surtout permis l’émergence d’un projet de société que ne renieraient pas les suprémacistes blancs aux Etats-Unis : un pays tenu par un leader fort, au service d’une idéologie plus néolibérale que progressiste, capable de défendre ses frontières, de réduire la liberté de la presse, et de faire en sorte que les femmes et les minorités restent « à leur place », c’est-à-dire en marge.
L’Inde s’est inspirée de ce que les Etats-Unis ont de pire à exporter, mais elle a été encore plus loin, en concrétisant finalement la vision rêvée de Donald Trump pour l’Amérique : une démocratie malade, où les institutions sont bafouées, contournées, où l’arbitraire peut avoir force de loi, où les immigrés et les minorités sont brutalisés, sans que la communauté internationale ne réagisse. Telle est aujourd’hui la terrible fascination que peut exercer l’Amérique de Trump, quand elle ne suscite pas la haine et le rejet : celle d’une nation qui a trahi l’idéal de ses pères fondateurs, animée par l’avidité d’une élite et la poursuite insatiable du profit, qui fracture davantage les sociétés entre losers et winners, et détruit l’environnement sans crainte du lendemain. Telle est la fascination que l’élève indien exerce réciproquement sur le maître américain, qu’il semble avoir devancé dans l’atteinte aux libertés fondamentales et le reniement de ses propres valeurs.
« America loves India », a clamé Trump devant une foule de 125 000 personnes à Ahmedabad, sincèrement impressionné par cette multitude, qui fait pourtant pâle figure comparée au million de personnes venues écouter le président Eisenhower lors de sa visite à New Delhi en 1959. Narendra Modi, en réponse, a manié la flatterie comme jamais : « Le président Trump voit grand, et le monde sait tout ce qu’il a fait pour réaliser le rêve américain ». En vérité, le rêve américain de Trump n’en est qu’à ses balbutiements, et l’Inde le préfigure de la plus inquiétante des façons.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans Le Nouvel Economiste du 26/02/2020.