L’irrésistible ascension de Mohammed Ben Salmane a connu un nouveau rebondissement le weekend dernier. Après une année sans coups d’éclat particuliers, sans doute pour faire oublier sa réputation de dirigeant autoritaire et son implication dans l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi, le Prince héritier a marqué l’actualité par plusieurs démonstrations de force aussi brutales que surprenantes, qui ont soulevé de nombreuses interrogations.
Première décision, l’annonce de l’arrestation de quatre princes issus de son cercle familial le plus proche. Parmi eux, son cousin Mohammed Ben Nayef, ancien Prince héritier, et le propre frère du souverain, son oncle Ahmed Ben Abdelaziz Al-Saoud.
Bien que l’information ait été d’abord dévoilée par le New York Times et le Wall Street Journal vendredi matin, après avoir été transmise par plusieurs sources issues de la famille royale elle-même, les autorités saoudiennes n’ont fait aucun commentaire. Selon ces mêmes sources, les princes seraient accusés de « trahison », une charge passible de la peine de mort ou d’un emprisonnement à vie. Mohammed Ben Nayef vivait déjà en résidence surveillée depuis juin 2017, date à laquelle « MBS » lui a ravi son statut de Prince héritier. Mais son aura au sein de la famille royale et à l’étranger, qu’il s’était forgée en tant que chef du contre-terrorisme saoudien dans les années 2000, continuait vraisemblablement d’inquiéter Mohammed Ben Salmane.
Son oncle, Ahmed Ben Abdelaziz Al-Saoud, dernier frère encore en vie du souverain et membre comme lui des « sept Soudaïri », faisait également figure d’alternative potentielle dans la succession depuis septembre 2018, lorsque ce prince avait critiqué la guerre au Yémen lancée à l’initiative de Mohammed Ben Salmane. De retour à Riyad après un semi-exil à Londres au moment de l’assassinat de Jamal Khashoggi, Ahmed Ben Abdelaziz Al-Saoud avait pourtant observé une grande discrétion. Seule sa grande proximité avec le roi l’avait jusqu’ici prémuni des foudres de son royal neveu.
Depuis, les spéculations sur les raisons de cette nouvelle purge fusent. Certains membres de la famille royale estiment que « MBS » a éliminé ses potentiels rivaux pour sécuriser encore un peu plus sa désignation comme successeur de son père, âgé aujourd’hui de 84 ans, dans le cas où celui-ci décèderait ou abdiquerait. D’autres estiment qu’une fois de plus, le Prince a fait taire des foyers de critiques au sein de sa propre famille, en guise d’avertissement pour les autres princes qui n’auraient pas la sagesse de garder le silence et critiqueraient son exercice du pouvoir.
L’autre possibilité, sans doute la plus crédible, serait que le Prince, anticipant les probables difficultés économiques de l’Arabie Saoudite dans les mois à venir, ait préféré museler ceux qui l’auraient nécessairement accusé d’en être responsable et l’auraient ainsi fragilisé sur le plan politique, alors que « MBS » s’est proclamé garant de l’avenir économique de son pays et lancé dans un vaste programme de modernisation et de diversification.
Cette théorie est d’autant plus plausible que, dans la foulée immédiate de ces arrestations, le Prince a engagé une nouvelle guerre des prix du pétrole avec la Russie. Lundi, les cours ont chuté de 25%, portant le prix du baril à 35 dollars, son plus fort décrochage depuis 2016, et les bourses asiatiques et européennes ont immédiatement accusé une forte chute. La guerre économique et géopolitique larvée entre l’Arabie Saoudite, la Russie et les Etats-Unis, déjà tendue depuis plusieurs mois, a finalement basculé dans le conflit ouvert à cause de l’épidémie de coronavirus.
Déjà fragilisés par un ralentissement de la demande mondiale et la concurrence des énergies renouvelables, les prix des hydrocarbures ont commencé à fortement chuter au cours du mois de février face au ralentissement de l’économie chinoise, grande importatrice de pétrole. L’Arabie Saoudite, qui a réuni la semaine dernière à Vienne les membres de l’OPEP + – qui inclut la Russie depuis 2016 – souhaitait s’accorder sur une baisse importante de la production pétrolière pour maintenir les prix du baril. Cette demande s’est vue opposer un « niet » retentissant de la part des Russes, décidés à maintenir leur production et surtout à jouer, à la faveur de l’épidémie, leur propre agenda. Ceux-ci veulent en effet profiter de la crise qui menace l’économie mondiale pour frapper directement la production de pétrole de schiste américaine en maintenant des prix bas aussi longtemps que possible, et fragiliser ainsi Donald Trump à quelques mois de l’élection présidentielle. Une façon de le « sanctionner » après ses menaces contre le projet de gazoduc Nord Stream 2 en Europe de l’Est, et ses propres sanctions contre la compagnie pétrolière russe Rosneft pour ses contrats au Venezuela. En réaction, l’Arabie Saoudite a décidé d’augmenter sa production et d’en baisser le prix pour étouffer ses concurrents – la Russie ne produit que 12% du pétrole mondial – et les faire plier à ses exigences.
« MBS » est connu pour ne pas hésiter à prendre des risques. Mais les divers partenaires étrangers de l’Arabie Saoudite s’interrogent de nouveau sur sa fiabilité et la pertinence de ses décisions. Car à l’inverse du roi Midas, tout ce qu’il touche ne se transforme pas en or, mais en désastre. Ainsi, sa réaction vis-à-vis de la Russie est perçue comme particulièrement hasardeuse, et le timing de cette guerre des prix n’a semblé guère opportun aux analystes financiers – mais pas à Donald Trump qui a salué dans un tweet cette « baisse des prix, idéale pour le consommateur ! »… oubliant au passage que la première victime collatérale de cette guerre pétrolière entre l’Arabie Saoudite et la Russie risquait bien d’être les Etats-Unis.
Cependant, l’Arabie Saoudite aurait bien plus à pâtir d’une telle décision que la Russie, dont l’économie reste malgré tout plus diversifiée, et qui s’est constitué de solides réserves de trésorerie depuis la dernière chute des cours du pétrole en 2014. A l’inverse, l’Arabie Saoudite est encore largement dépendante des hydrocarbures – elle a notoirement besoin d’un prix du baril avoisinant les 80 dollars pour boucler son budget de fonctionnement – et ses plans de diversification économique n’en sont qu’à leurs timides débuts.
De toute évidence, cette baisse des cours menace directement les économies déjà fragiles – notamment celles de pays exportateurs comme l’Algérie, le Venezuela et l’Iran, déjà au bord de la faillite – mais aussi les projets de Mohammed Ben Salmane. La véritable menace ne vient pas de ses oncles ou cousins, mais bien de cette chute drastique des revenus pétroliers, qu’il a suscitée, et dont dépend pourtant l’équilibre social et économique de tout le royaume wahhabite, ainsi que l’avenir de ses ambitieux plans économiques et politiques.
Ceux qui croyaient que l’âge avait apporté un soupçon de sagesse et de réflexion au Prince ont dû réviser leur analyse. Force est de constater que rien, dans le caractère du personnage, ne semble avoir changé, et aucune leçon n’a été tirée des difficultés et évènements passés. « MBS » se montre toujours aussi autocratique et avant tout soucieux de son propre avenir à la tête de l’Arabie Saoudite, plus que des conséquences réelles pour son pays et l’économie régionale et mondiale.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans Le Nouvel Economiste du 10/03/2020.