Nombreux sont les analystes qui se plaisent à souligner que les stratégies de partenariat économique apaisent bien davantage les mœurs entre ennemis d’hier et créent des liens plus stables que n’importe quel traité de paix… Et de citer en exemple les échanges économiques de 77 milliards de dollars qui, aujourd’hui, s’effectuent chaque année entre les Etats-Unis et le Vietnam, hier adversaires lors d’un conflit sanglant entre 1965 et 1973.
Malheureusement, l’histoire ne semble pas vouloir se répéter avec l’Iran. La responsabilité en revient à la « politique iranienne » de Donald Trump, qui avait pour ambition au début de son mandat d’affaiblir la Chine et l’Iran. Cette stratégie démontre mieux qu’aucune autre ses graves lacunes en matière d’anticipation et de sens politique, puisqu’elle a obtenu l’effet inverse : elle a radicalisé davantage le régime iranien, et ouvert la voie à la plus dangereuse concurrente des Etats-Unis, la Chine.
Dans l’esprit de son principal architecte, Barack Obama, l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien signé en juillet 2015 devait permettre à l’Iran de réintégrer la communauté internationale, et ce faisant, contribuer à l’essor d’une démocratie plus juste et apaisée à Téhéran.
La décision de son successeur de retirer son pays du JCPoA en mai 2018, dans le but non seulement de faire tomber la République islamique en asphyxiant l’économie iranienne, mais aussi de renégocier un « meilleur accord » plus en faveur des intérêts américains, s’est soldée par un double échec. Le régime dirigé par Ali Khamenei est toujours debout, et celui-ci s’est détourné des Occidentaux. Car, face au retrait américain et à l’absence de réaction efficace et rapide de la part de ses partenaires européens, l’Iran semble avoir définitivement fait son choix, et son regard se tourne désormais vers l’Est.
Ces dernières semaines, plusieurs rumeurs ont agité les réseaux sociaux iraniens sur le contenu du fameux accord de coopération stratégique entre la Chine et l’Iran, dont la négociation a couru sur près d’une année, et qui devrait lier les deux pays sur le plan économique et militaire pendant 25 ans. Les conservateurs, notamment par la voix de l’ancien président Mahmoud Ahmadinedjad, ont vivement critiqué un accord présenté comme « secret » et susceptible de brader les intérêts iraniens à une puissance étrangère « sans prendre en compte l’avis de la nation à cet égard ». Lors de la première séance, particulièrement agitée, du nouveau Parlement iranien dominé par les conservateurs, le ministre des Affaires étrangères Mohammad Javad Zarif a dû infirmer ces fausses informations et garantir que la nation connaîtrait les détails de l’accord dès sa signature.
Car, en dépit des critiques des conservateurs, qui semblent refuser tout accord de coopération avec l’étranger, qu’il vienne de l’ouest ou de l’est, le président réformateur Hassan Rohani a tout de même une mission : sortir l’Iran de la terrible situation économique dans laquelle il se trouve et négocier de nouveaux partenariats pour contourner les sanctions américaines. Or, force est de constater que seule la Chine semble avoir fourni une solution à la hauteur des enjeux. Les contours du Lion-Dragon deal entre l’Iran et la Chine, déjà en partie publics, démontrent effectivement l’ampleur du lien qui unira les deux pays pendant un quart de siècle.
Sur le plan énergétique, la Chine, déjà principale cliente des hydrocarbures iraniennes, pourra obtenir pétrole et gaz à un tarif préférentiel – près d’un tiers moins cher – payable en monnaies faibles. En contrepartie, Pékin s’engage à investir près de 228 milliards de dollars en Iran sur les vingt-cinq prochaines années, les cinq premières années devant cumuler l’essentiel de ces apports. Des projets de constructions d’usines chinoises en territoire iranien, mais surtout d’infrastructures de transport, notamment « vertes » (une liaison ferroviaire électrifiée de 900 kilomètres est ainsi prévue entre Téhéran et Mashad, ainsi qu’un train à grande vitesse entre Téhéran, Qom et Ispahan), doivent faire de l’Iran un point stratégique et centrale des Nouvelles routes de la Soie, en reliant le Xinjiang à l’Asie centrale, puis la Turquie et in fine l’Europe, afin de faire circuler plus facilement les produits chinois vers le marché européen. Tous domaines confondus, les investissements chinois se chiffreraient à la somme colossale de 400 milliards de dollars.
Sur le plan géopolitique, le rapprochement avec l’Iran ouvre les portes de l’Irak à la Chine, autre territoire où elle pourra potentiellement remplir le vide laissé béant par les Américains. Plus important enfin, l’accord pose les termes d’un triumvirat militaire, essentiellement aérien et naval, entre l’Iran, la Chine mais également la Russie, ce qui aura nécessairement des implications sur l’équilibre des forces en présence au Moyen-Orient. En cas de signature de l’accord, d’ici début novembre, les bombardiers et avions de chasse sino-russes bénéficieront d’un accès total aux bases aériennes iraniennes, tandis que leurs navires pourront user librement des ports de Chabahar, Bandar-e-Bushehr et Bandar Abbas, développés par des compagnies chinoises. Chine et Russie fourniront également à l’Iran leurs meilleures compétences et matériels en matière de guerre électronique, un domaine où l’armée iranienne est déjà particulièrement aguerrie.
Ironiquement, c’est Zhang Jun, représentant permanent de la Chine aux Nations Unies, qui a le mieux résumé les intentions de l’Iran et ses espoirs avec la signature de cet accord : contourner les sanctions économiques américaines et redresser son économie au bord de la faillite. C’est donc bien l’abandon américain qui a permis à l’Iran de tomber dans l’escarcelle chinoise… Ce rapprochement géostratégique avec Téhéran bénéficie pleinement à la Chine, car en servant les intérêts de sa Belt and Road Initiative, elle acte et aggrave le recul stratégique américain en Asie centrale et au Moyen-Orient.
Mais les intérêts de l’Iran sont également multiples. Outre la promesse d’un redressement et d’un développement économique, celui-ci voit son poids diplomatique renforcé face aux Américains et aux Européens en se trouvant lié plus étroitement à deux membres permanents du Conseil de Sécurité. Bénéficier du soutien tactique et militaire de la Chine et de la Russie lui garantit également une meilleure capacité de riposte en cas d’attaques israéliennes ou américaines, sujets particulièrement prégnants dans le contexte actuel.
La question se pose néanmoins de savoir si ce pari sera gagnant pour l’avenir de l’Iran. La polémique autour de la signature de l’accord, qui a rappelé les fortes tensions internes à la République islamique entre réformistes et conservateurs sur le choix de la stratégie géoéconomique la plus pertinente, traduit le caractère clivant de la solution chinoise. Reste à espérer, a minima, que les déceptions de l’accord de Vienne ne se répèteront pas avec ce Lion-Dragon deal.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 12/07/2020.