Trois jours d’affrontements entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan auront-ils raison de la trêve tacite que les deux pays avaient réussi à maintenir depuis 2016 ? C’est ce qui est actuellement à craindre en Transcaucasie qui, à l’instar de la Syrie ou de la Libye, pourrait devenir le théâtre d’un nouveau conflit de dimension internationale.
Les combats ont été initiés dimanche ou lundi dernier, dans des circonstances très floues, les deux pays s’accusant mutuellement d’avoir déclenché les hostilités autour d’un poste-frontière du district de Tovouz, au nord-est de l’Arménie. Après une nuit de cessez-le-feu mercredi, les affrontements avaient repris jeudi matin, et la cacophonie persiste toujours : Erevan accuse l’Azerbaïdjan d’avoir bombardé les villages de Aygepar et Movses au mortier, tandis que Bakou insiste sur la responsabilité de l’Arménie, affirmant que ses forces armées ont tenté une nouvelle fois d’attaquer ses positions près de Tovouz. Pour l’heure, 16 personnes, onze militaires, dont un général, et un civil azerbaïdjanais, et quatre soldats arméniens, ont déjà été tuées.
De longue date, l’Arménie et l’Azerbaïdjan sont en conflit autour de la souveraineté du Haut-Karabagh, région sécessionniste d’Azerbaïdjan soutenue dans cette voie par l’Arménie. Or, les affrontements de ces derniers jours sont d’autant plus inquiétants qu’ils n’ont précisément pas eu lieu près de ce territoire mais, cas extrêmement rare, à la frontière nord entre les deux ex-républiques soviétiques. Ils interviennent surtout dans un moment diplomatique particulièrement tendu entre les deux pays. A peine une semaine plus tôt, Ilham Aliyev, le président azerbaïdjanais, semblait rejeter toute négociation avec l’Arménie dans le but d’en finir avec ce « conflit gelé » de plus de 30 ans, accusant Erevan de mauvaise foi et de préférer entretenir le statu-quo à son avantage. Plus concrètement, Aliyev a menacé une fois de plus de recourir à la force si le processus de négociation n’amenait aucun résultat concret. En d’autres termes, tant que l’Arménie ne retirait pas ses forces des zones contestées, et ce point de vue a été confirmé par la remarque de l’ambassadeur azerbaïdjanais à Moscou : « Tant que le territoire azerbaïdjanais est occupé, ce type d’incidents est inévitable. Les négociations doivent mener à des résultats. Sans cela, il ne peut y avoir que des combats… La question n’est pas de savoir qui a commencé, qui a répondu, ce sont des détails insignifiants. La question, c’est de savoir pourquoi cela arrive : parce que des forces étrangères occupent le territoire azerbaïdjanais ».
Mais du point de vue arménien et international, il ne s’agit pas d’une occupation illégale. En vertu de l’accord de cessez-le-feu de 1994, adopté sous l’égide du groupe de Minsk et de la Troïka des pays de l’OSCE et qui a mis fin aux trois années de guerre entre les deux pays, ce sont en effet les forces arméniennes qui contrôlent le Haut-Karabagh, ainsi que plusieurs districts azéris. L’Azerbaïdjan s’est néanmoins toujours senti désavantagé par cette paix incertaine.
Selon le même procédé de parallélisme des formes, Bakou et Erevan persistent à se renvoyer la responsabilité des attaques et à les justifier par une situation domestique critique. Néanmoins,étant avantagée par le cessez-le-feu de 1994, l’Arménie n’a précisément rien à gagner d’une rupture du statu-quo et d’une entrée en guerre, un point qui valide à lui seul les soupçons à l’égard de l’Azerbaïdjan. En outre, la propagande anti-arménienne est très forte dans ce pays, et d’autant plus facilement instrumentalisée en cette période de lutte contre la crise économique et sanitaire (la pandémie de Covid-19 n’épargnant aucun des deux pays où le confinement reste très strict) qu’il est commun de détourner l’attention vers un « ennemi » extérieur. Dans la nuit de mardi à mercredi, des milliers de manifestants ont ainsi bravé l’interdiction de sortir et sont descendus dans les rues pour réclamer la guerre contre l’Arménie et la reconquête du Haut-Karabagh. La dernière guerre entre les deux pays avait pourtant fait 30 000 morts en trois ans…
Face à la crainte d’une déstabilisation sérieuse du Caucase, l’Union européenne et les Etats-Unis ont appelé l’Azerbaïdjan et l’Arménie à l’apaisement. Mais les regards se tournent surtout vers la Russie et la Turquie, les deux grandes puissances qui ont des intérêts géostratégiques concurrents dans la région, et qui apportent leur soutien respectif aux belligérants.
La Russie considère le conflit du Haut-Karabagh comme l’un de ces nombreux « conflits gelés » de son « étranger proche », le Caucase, qu’elle instrumentalise en vue de rétablir la sphère d’influence qui était la sienne à l’époque soviétique. Elle soutient l’Arménie, qui a fondé avec elle en 2002 l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC), une organisation politico-militaire sur le modèle de l’OTAN qui regroupe certaines des anciennes républiques soviétiques. La Russie possède surtout une base militaire en territoire arménien et se montre très soucieuse de maintenir son influence dans un territoire stratégique sur le circuit des hydrocarbures entre l’Iran, l’Azerbaïdjan et la Turquie. Pour autant, Moscou ne se prive pas de livrer aussi des armes à l’Azerbaïdjan.
Celui-ci pour sa part bénéficie de l’appui de la Turquie qui, pour des raisons historiques évidentes, conserve des relations diplomatiques extrêmement tendues et réduites avec l’Arménie. Ankara conditionne d’ailleurs depuis 2009 une normalisation de ces liens au règlement de la situation au Haut-Karabagh en faveur de l’Azerbaïdjan, mais dix ans après, la situation est toujours au point mort. En outre, le soutien de la Turquie à Bakou est évidemment motivé de longue date par des liens culturels très forts ainsi que des considérations énergétiques, l’Azerbaïdjan étant l’un des principaux producteurs de pétrole de la région.
En marge des affrontements entre les deux pays, le président Erdogan a donc condamné les attaques et les a très clairement attribuées à l’Arménie. Il a surtout rappelé l’engagement de la Turquie aux côtés de l’Azerbaïdjan « avec tous ses moyens » dans une crise qui, selon lui, « dépasse la capacité de l’Arménie » et dont l’objectif « est à la fois d’empêcher la solution dans le Haut-Karabagh et de créer de nouvelles zones de combat ».
Les analystes craignent qu’un basculement de la Transcaucasie dans la guerre constituent un terrain d’affrontement de plus entre grandes puissances rivales, notamment entre la Turquie et la Russie. Mais cela se produira-t-il vraiment ? L’attitude de Moscou est en effet particulièrement ambigüe vis-à-vis de son alliée arménienne, à la grande satisfaction de l’Azerbaïdjan. Considérant les incursions azerbaïdjanaises comme des violations du cessez-le-feu de 1994, l’Arménie avait réclamé de l’OTSC la tenue d’une session extraordinaire lundi prochain pour discuter d’une éventuelle réponse coordonnée. Preuve du malaise engendré par la situation, l’organisation militaire a annulé cette rencontre et a même retiré toute information à ce sujet de son site officiel. Outre le manque de crédibilité dont souffre l’OTSC, c’est la fiabilité de la Russie qui est désormais remise en question, les raisons remontant à la « Révolution de velours » en 2018, qui avait vu l’Arménie se rapprocher des Occidentaux et composer un gouvernement très critique envers l’influence russe.
L’isolement de l’Arménie pourrait être néanmoins rompu par une autre grande puissance que les médias n’évoquent pas encore : l’Iran. Également allié d’Erevan, Téhéran a toujours observé une certaine neutralité officielle dans le conflit du Haut-Karabagh, proposant d’en être le médiateur, tout en fournissant une aide financière, matérielle et militaire à l’Arménie, ce que l’Azerbaïdjan n’ignore pas et dénonce régulièrement. Pour l’Iran, l’objectif reste avant tout d’éviter la formation d’un Haut-Karabagh complètement indépendant afin de ne pas voir se propager les velléités d’indépendances dans cette Caucase si divisée ethniquement. Il trouve donc un intérêt certain à ce que l’Arménie reste le gardien de ces territoires à la souveraineté contestée et pourrait, le cas échéant, affermir son soutien à son égard. Si tel était le cas, la solution du statu-quo risquerait bien de perdurer. Or, celle-ci ne règle rien et ne fait que retarder un inévitable basculement dans la guerre, dont les récents affrontements sont peut-être les prémices.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 19/07/2020.